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Personnaliser

Une petite toile de coton blanc sur laquelle est posée, en peinture, une enveloppe (Envelope, 2025) me fait venir à l’esprit les mises à jour successives du terme « réalisme », pour lui faire dire le rapport au réel d’une certaine époque ou d’une géographie donnée. Néo, nouveau, hyper, voire magique… La recherche d’un préfixe ou suffixe pourrait servir de fil conducteur pour qualifier l’œuvre d’Helene Appel, sauf que ce fil serait trop monocorde, tant il y a de fils et de fibres hétéroclites, fins ou épais morceaux de choses peintes sur des pans de toiles. Depuis les mailles de filets de pêche dépeints sur des formats géants (Fishing Net, 2017), jusqu’aux fibres tissées des torchons usés qui se confondent avec celles, réelles, du support de lin (Rug, 2025), l’écheveau se délie en une multiplicité. Dans le corpus de l’artiste, on trouve même de filiformes feuilles de poireaux (Leek, 2021).

Depuis qu’elle a commencé à peindre vers 1990, et plus spécifiquement des objets à taille réelle en 2005 (1), Helene Appel a « posé » sur des portions de toiles des objets divers, tant organiques que minéraux. Ce sont des légumes, des steaks, des grains de riz, du verre brisé, relevant de l’espace domestique genré – à cet égard, on peut penser à la référence en la matière, la vidéo Semiotics of the Kitchen (1975) de Martha Rosler, dans laquelle l’artiste brandit en les nommant un à un des ustensiles de cuisine. Mais Helene Appel ne se cantonne pas à la maison, elle représente également des choses extérieures, naturelles ou non, telles qu’un arbre ou une plaque d’égout.

Notons que ces objets ne se rencontrent jamais : à chaque chose suffit sa toile.

Son œuvre a des airs de photographie, en tout cas de photographie allemande. De même que Hilla et Bernd Becher photographiaient les bâtiments qu’ils inventoriaient de face, ou que Thomas Ruff a capturé le portrait de ses modèles avec la frontalité d’un photomaton, Helene Appel ne représente jamais les choses de biais, dans un coin ou masquées par une quelconque ombre. Non, elle sort la portion de viande ou de saumon de sa barquette et, par la magie de sa traduction en peinture, la place face à nous, dans la plus grande évidence. Son travail se situe dans une quête d’objectivité, dans le sens où l’objet prime sur tout le reste, en premier lieu sur son contexte qui disparait au profit de la toile nue. Ainsi, le regard du public n’a pas à vagabonder çà et là dans l’espace pictural pour mettre en relation des indices. L’objet lui saute aux yeux, comme son reflet dans un miroir.

D’ailleurs, à voir si bien cet objet, on le croirait presque perçu à travers des verres grossissants (2). Pourtant, et c’est là aussi une constante dans l’œuvre d’Helene Appel, les choses sont toujours peintes à l’échelle 1, déterminant la taille des toiles, sans égard pour les normes habituelles. De fait, ce choix conduit à un large éventail de formats, du plus minuscule – le portait d’une farfalle de 2017 de 6,4 x 4,6 cm – au plus grand, par exemple pour des filets de pêche ou de grands morceaux de tissus peints sur des toiles de plus de quatre mètres. En somme, même à leur propre échelle, on croit ces objets plus détaillés qu’en vrai. Serait-ce parce qu’en peinture, le même se voit mieux ?

Le travail de l’artiste apporte une réponse picturale au problème de l’attention. Peut-être n’avez-vous jamais regardé la plaque d’une bouche d’égout suffisamment longtemps pour percevoir la manière dont des bribes de feuilles mortes se nichent dans une suite minimaliste de petits carrés métalliques ? En peinture, vous le pourrez. Car les objets auxquels l’artiste décide de consacrer son temps sont choisis en fonction du défi que soulève leur représentation, à l’acrylique, à l’aquarelle, à l’encaustique. Avant d’être peints, ils ont besoin d’être observés, parfois pendant plusieurs années, pour permettre à l’artiste de trouver, par expérimentations dans l’atelier, un équivalent de leurs qualités à consigner sur une toile.

Dans un texte récent, l’historienne de l’art Matilda Felix compare la peinture d’Helene Appel à une observation scientifique. Elle y parle d’une table de dissection (3). En suivant son interprétation, il faudrait donc reconsidérer celle de Lautréamont – « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (4) – pour la prendre au sérieux. La table de dissection du scientifique ou du poète – mais j’ajouterai la planche à découper de la cuisinière ou les bacs à sable sous les pas des enfants – sont autant de plans de travail évoqués par les fonds des tableaux en toile plus ou moins fine, toujours laissée apparente. Matériellement là, elle sous-tend l’image, alors même que les objets varient. Ou plutôt : la variation des objets finit par faire varier la toile, la toile de fond devenant le fond de la forme, le fond de l’enveloppe n’étant pas le fond du liquide vaisselle qui n’est pas le fond du phare de voiture. Cette omniprésence de la matérialité de la toile produit un effet de distanciation, autrement dit une rupture avec un possible effet de trompe-l’œil ou une démonstration de virtuosité. Le cas de deux peintures, l’une intitulée Sandpit (2021) et l’autre Duvet Cover (2023), est à cet égard particulièrement remarquable. Dans la première, l’étendue de sable redouble la toile de fond par la couleur, chaque point figurant un grain se confondant avec les fils entrecroisés. Dans la deuxième, le motif du tissage se superpose au tissage réel de la toile. Toutes deux rappellent la carte à l’échelle 1 du roman de Lewis Caroll, Sylvie et Bruno : « Nous avons réalisé une carte du pays, à l’échelle d’un mile pour un mile! […]. Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu’elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi, nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien (5). » De même que chez l’écrivain britannique la carte ramène au sol réel, chez Helene Appel l’objet fait redécouvrir la toile de fond, qui, de composante la plus littérale, devient la plus métaphorique. Peut-être que le fond est ici le vrai sujet, un fond qui fait dialoguer la vie de tous les jours avec l’histoire de la peinture. Cette histoire, Helene Appel en hérite et l’actualise, d’un geste aussi radical que celui par lequel on l’imagine déchirer l’emballage des spaghettis, avant d’en jeter quelques-uns à la surface du tableau.


Vanessa Morisset


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1. Née à Karlsruhe en 1976, Helene Appel a étudié l’art à Hambourg puis au Royal College of Art de Londres.
2. Marcel Proust, dans Le Temps retrouvé (1927) utilise l’expression pour expliquer comment lire son roman.
3. Matilda Felix, « Helene Appel’s Visual Representatives and Other Everyday Companions », in Helene Appel, Berlin, Hatje Cantz Verlag, 2023.
4. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869, Chant VI, strophe 1.
5. Lewis Carroll, Sylvie et Bruno, suite et fin, 1893, chapitre XI.