Chant d’Amour en 2022 (1), Mort heureuse en 2025 (2) : les titres choisis par Xie Lei convoquent Jean Genet et Albert Camus, mais ces discrets hommages s’émancipent des figures tutélaires et fonctionnent d’une manière générale plutôt comme un point de départ pour une série de peintures (3). Dans ces titres d’exposition, la suppression des articles est à prendre au sérieux : Xie Lei ne souhaite-t-il pas ainsi nous mettre sur la piste de chant(s), de mort(s) qui resteraient radicalement indéfinis ?
Cette indéfinition ou indistinction, discernable dès les titres, à l’orée des expositions, signale significativement un élément caractéristique de la peinture de Xie Lei. Je l’avais déjà relevé dans un précédant texte sur sa pratique (4) : les traits de ses personnages les soustraient à toute catégorisation, qu’elle soit de genre, de race, de classe. Dans une époque légitimement préoccupée par la positionnalité (5) et le concernement, Xie Lei représente des corps soumis à une forme de fugitivité identitaire. D’ailleurs, son langage pictural consiste, entre autres, en aplats à l’huile puis grattages successifs – au pinceau, avec du papier, voire avec sa main, dont on devine par endroits les empreintes digitales (6) – jusqu’à estomper les contours de ces corps qui se fondent dans de mystérieux halos colorés. Il me semble que Xie Lei milite ainsi, en peinture, pour ce que José Esteban Muñoz a désigné sous le concept psycho-sociologique de désidentification (7), soit une stratégie esthétique et politique visant à échapper aux assignations identitaires.
Cependant, les références théoriques citées par Xie Lei sont tout autres et plus classiques : Sigmund Freud et Julia Kristeva (8). Des références liées au champ de la psychanalyse, donc. Xie Lei a d’ailleurs longtemps utilisé le mot onirique, renvoyant au rêve, pour définir sa pratique. Je relève cette particularité dans la mesure où la psychanalyse a en commun avec l’art de travailler sur la question de nos représentations (9). À rebours du refoulement, qui correspond au refus de se représenter un désir jugé problématique, je m’intéresse ici aux mécanismes dynamiques de l’inconscient, comme justement les rêves ou encore les pulsions (dont la pulsion de mort, heureuse ou non, qui nous ramène au titre de cette exposition) et qui ont affaire avec le désir. Chez Xie Lei les personnages sont indistinctement en train « de se battre, de faire l’amour, de mourir ou d’être sauvé·es (10) ». J’avance ici que l’impossibilité de qualifier précisément les scènes que l’artiste nous met sous les yeux indique la représentation de l’impossibilité d’une intermédiation linguistique (ce qui est la définition même de l’inconscient). Autrement dit, Xie Lei représente sur la toile ce que nous ne pouvons imaginer qu’en dehors des mots, ce qui tend à faire librement irruption dans nos consciences. Ses scènes inlassablement peintes depuis au moins 2020 participeraient alors d’un cycle au long cours dont l’illisibilité est le sujet même. À la désidentification évoquée plus haut répondraient des actes inqualifiables, au sens linguistique et non moral.
Au sein de la longue série que j’identifie, il est notable que les corps — et avec eux leurs actions — se dissolvent de plus en plus dans l’arrière plan coloré, comme le visage que l’on devine à peine derrière les deux mains sombres dans les bleus d’Intimation (2024) (11). Le traitement de cette présence fantomatique — peut-on encore ici parler de corps ? — est le même que celui du fond : des coups de brosse verticaux énergiques, très différents des touches circulaires employées pour les mains. Si celles-ci paraissent noires, Xie Lei n’utilise pourtant ni noir, ni blanc pour composer l’infinie complexité de ses camaïeux.
Enfin, pour souligner la tension, la dualité qui sourd de ses peintures, Xie Lei aime ramener son travail à la figure stylistique de l’oxymore — « mort heureuse » en est un. « Comment représenter l’ambiguïté en peinture (12) ? » s’interroge l’artiste, qui décèle l’oxymore aussi bien dans son travail que dans sa propre vie. « En étant peintre on se confronte tous les jours au blanc (13), à la mort. Comment faire apparaitre quelque chose d’invisible ? »
Victorine Grataloup
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1. D’après Jean Genet, Un chant d’amour, 1950, 26’.
2. D’après Albert Camus, La Mort heureuse [1936-1938], Paris, Gallimard, 1971. Ce premier texte d’Albert Camus est resté inédit jusqu’au décès de l’auteur.
3. Souligné par Loïc Le Gall, texte pour l’exposition Chant d’Amour chez Semiose en 2022.
4. Notice d’oeuvre, Ce à quoi nous tenons. Viva Villa ! La biennale des résidences d’artistes, Paris, Dilecta, 2022.
5. Définit une approche théorique et réflexive de la subjectivité dans le champ des sciences humaines et sociales.
6. Lors d’un entretien avec l’artiste dans son atelier le 17 octobre 2024, Xie Lei a désigné ce procédé d’application de ses doigts sur la toile comme « quelque chose de très inconscient, de presque brut, de personnel ».
7. José Esteban Muñoz, Disidentifications, Minneapolis / Londres, University of Minnesota Press, 1999.
8. Voir l’entretien de Xie Lei avec Claudia Buizza et Ludovic Delalande dans Open Space #13, Paris, Fondation Louis Vuitton, 2023.
9. Je résume ici à grands traits.
10. Entretien avec l’artiste, op. cit.
11. Lors de l’entretien avec l’artiste, celui-ci déclarait que les petits formats fonctionnent souvent dans ses expositions comme des clefs, comme des « rappels du chemin emprunté ».
12. Entretien avec l’artiste, op. cit.
13. Le blanc est associé à la mort et au deuil en Asie.