« La encrucijada / la croisée des chemins

Un poulet est sacrifié
à une croisée de chemins, un simple monticule de terre
un autel en terre pour Eshu,
dieu Yoruba de l’indétermination,
qui bénit le choix de chemin qu’elle a fait.
Elle commence son voyage. »

Gloria Anzaldúa, Borderlands / La Frontera : The New Mestiza, Aunt Lute Books, San Francisco, 1987.

Autour de la table à laquelle nous invite Amy Bravo, nous retrouvons les grandes figures un peu hiératiques, plus ou moins avatars de l’artiste, qui peuplent ses œuvres. Corps tout juste esquissés, ces figures, que l’artiste décrit au féminin, ne répondent à rien de fixe, ni genre, ni espèce, ni statut : des tresses, des tétons mais pas ou peu de seins, pas de sexe, des yeux qui sont de l’ordre du masque, des visages parfois hybridés avec des coqs. Ce sont des corps en métamorphose, des corps massifs comme des arbres ou des monuments, parfois dotés de plusieurs bras, d’ailes, des corps-figures qui évoluent dans un espace indéterminé où le paysage est réduit à l’état de signes, de signaux. Les œuvres sont peu bavardes, à l’instar de ces corps mutiques aux yeux sans pupille, mais ultra signifiantes, enchâssant l’intime, le mythe, l’histoire familiale, entre reconstruction et fiction. L’artiste assume un certain flou dans le récit de ses racines cubaines, transmises essentiellement par voie orale et qu’elle ne cherche pas à approfondir : la mémoire et l’intime sont convoqués par le biais des objets, souvent personnels, tandis que l’archive, elle, est soit absente, soit rêvée, soit fabriquée. L’archive alimente les récits qui se déploient dans les œuvres et d’une œuvre à l’autre de façon souterraine. Ce flou volontaire, comme le recours aux mythes et aux archétypes (la figure du passeur vers l’au-delà ou le coq comme archétype du pouvoir dominant), permet d’ouvrir le singulier sur le collectif, celui de cette communauté des Elles : Elles en pensant aux Guérillères (1969) de Monique Wittig, mais aussi Elles pour toutes les lesbiennes, les gays, les transgenres, les Latinos et les Afros, les coqs, les chiennes ou les palmiers. C’est bien de collectifs et de communautés qu’il s’agit ici, de famille génétique et d’adelphités choisies, d’amour et de rage, de non-dits et d’évidences partagées, de vivre ici et maintenant et d’être aussi ailleurs, là où opère la magie, où s’invente / se fabrique l’art, et où s’écoutent les voix des disparu·e·s.

Autour de la table à laquelle nous invite Amy Bravo, de grandes toiles assemblées, montées, des morceaux de tissus, des dentelles, des cheveux, des structures de plâtre, des autels-installations-assemblages d’objets trouvés. Assemblage ? Elle emploie le mot elle-même, il mérite, tout de même, qu’on s’y arrête. L’artiste évoque Betye Saar (née en 1926) comme artiste alliée, et avec elle c’est toute une histoire de l’assemblage version californienne qui déferle. Moins héroïque que la version des assemblagistes de la côte Est, elle est nettement plus politique, connectée aux combats afro-américains, féministes, anti-racistes du Black Art Movement de L.A. qui compte, outre Betye Saar, les artistes John Outterbridge (1933-2020), Noah Purifoy (1917-2004), David Hammons (né en 1943), Senga Nengudi (née en 1943), etc. Et puis, en y regardant de près, il ne faut peut-être pas renoncer à songer aux Combines Paintings de Robert Rauschenberg (1925-2008) ou à certaines toiles de Jasper Johns (né en 1930). Non pour y voir une filiation – ce serait faire de l’histoire de l’art téléologique et convoquer des modèles qui n’en sont pas pour Amy Bravo – mais pour les regarder par le prisme du renversement.

Amy Bravo joue avec l’héroïsation et une certaine virilisation de ses figures : superhéroïne volante tirée par des coqs supersoniques (en feu), guéri(ll)ères plantant leur drapeau dans un territoire vierge mimant un geste de conquête tellement « déjà-vu », femme devenant coq pour conjuguer/conjurer dans le même geste l’ego male. S’approprier l’ego, pour mieux le détruire. Dans Elegy to the Mustache (2024), la moustache du grand-père de l’artiste, rasée à sa mort, met à nu de façon totalement érotique la construction de genre et de sexualité de l’inconscient familial. Devant cet autoportrait avec moustache – où l’artiste a inclus son rasoir et ses propres poils, éparpillés – surgit alors l’image d’Ana Mendieta posant poil à poil sur son visage la moustache d’un ami pour la performance Facial Hair Transplant (1972), répondant à Marcel Duchamp (1887-1968) qui « collait » une moustache à la Joconde (L.H.O.O.Q., 1919), fantasmant l’androgynie du modèle de Léonard de Vinci.

En incorporant à la fois les grands récits de l’histoire de l’art blanche, mâle et conquérante, les grands récits de son histoire familiale et ceux de la marge, des cultures gays et lesbiennes américaine et afro-latino-américaine, en tentant de faire dialoguer ses ancêtres et sa communauté de femmes guérillères, en tentant de faire coïncider Here et There, en tâchant enfin de donner à voir des corps possibles qui ne sont jamais des incarnations de corps sociaux normés, Amy Bravo produit une œuvre radicalement drag (1).

Autour de la table où nous invite Amy Bravo, se cristallisent l’amour et les liens familiaux, des gestes qui nourrissent, consolent, prennent soin ; mais aussi les non-dits, les conflits, voire les règlements de compte. I’m Going There With You : le territoire où l’artiste nous entraîne est celui de la marge, de l’hybridité, de la contagion. Celui des carrefours, territoires veillés par des esprits, des déesses ou des Vierges – la Vierge de la charité du cuivre, la Cachita, protectrice de Cuba, est aussi, dans le syncrétisme caribéen, assimilée à Oshun, divinité yoruba. Des territoires hantés par des chien·ne·s noir·e·s, symboles dans certaines légendes celtes ou anglo-saxonnes, de la dépression et de la vulnérabilité, mais aussi lien avec l’au-delà, avec l’invisible.

« Bercée dans une culture, prise en sandwich entre deux cultures, enjambant les trois cultures et leurs systèmes de valeurs (2) », les œuvres d’Amy Bravo sont filles de la mestiza, la « nouvelle conscience » décrite par l’écrivaine latino-américaine Gloria Anzaldúa : « la mestiza subit une lutte de la chair, une lutte des frontières, une guerre intérieure. […] En tant que mestiza, je n’ai pas de pays, mon pays m’a expulsée ; pourtant tous les pays sont miens parce que je suis la sœur ou l’amante potentielle de chaque femme, […] j’appartiens à tous les peuples car ce qu’il y a de queer en moi existe dans tous les peuples. Je suis sans culture parce que, en tant que féministe, je défie les croyances collectives culturelles / religieuses d’inspiration masculine indigéno-hispaniques et anglos ; […] je suis l’acte de pétrir, d’unir et de joindre, qui a produit tout ensemble une créature d’obscurité et une autre de lumière, mais aussi une créature qui interroge les définitions mêmes de la lumière et de l’obscurité et leur donne de nouvelles significations (3). »


Amélie Lavin


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1. En référence à Renate Lorenz, qui, à la reconnaissance – identifiant et reconduisant les systèmes normatifs – oppose la contagion comme étant ce qui, en reproduisant, produit de l’écart, de la différence. Cette différence, elle la théorise sous la forme du drag : « le drag peut faire référence aux rapports productifs du naturel et de l’artificiel, de l’animé et de l’inanimé, aux vêtements, aux radios, aux cheveux, aux jambes, à tout ce qui tend davantage à produire des rapports aux autres et aux autres choses qu’à les représenter ». Ces processus de « contagion drag » rendent visibles non pas « des gens, des individus, des sujets ou des identités, mais plutôt des assemblages – assemblages, qui n’œuvrent pas à “faire du genre / de la sexualité / de la race”, mais plutôt à “défaire” ces catégories. » Art Queer, une théorie freak, éditions B42, Paris, 2018.
2. Gloria Anzaldúa, « La conscience de la Mestiza. Vers une nouvelle conscience », traduction de l’anglais (États-Unis) et de l’espagnol-chicano par Paola Bacchetta et Jules Falquet, Les cahiers du CEDREF n°18, 2011, p. 75-96.
3. Ibid.