Whatever This May Be, la sixième exposition de Laurent Le Deunff chez Semiose, transforme l’espace de la galerie en un paysage tout blanc, peuplé de sculptures figuratives sur socles ou posées à même le sol, faites de « vrai » et de « faux bois ».

La formule « Quoi qu’il en soit », qui donne son titre à l’exposition, fait référence à la polémique ayant entouré le procès gagné par Constantin Brancusi contre le gouvernement américain, qui avait taxé ses sculptures – en principe exonérées en tant qu’œuvres d’art – lors de leur transit vers les États-Unis pour une exposition dans les années 1920. Au cœur du litige, L’Oiseau dans l’espace avait été considérée par les douaniers comme un objet industriel manufacturé et non comme une œuvre. De quoi plaire à Laurent Le Deunff, qui pratique la sculpture comme un art de l’artifice et cultive les faux-semblants.

Pour son nouvel opus parisien, l’artiste réunit, dans un accrochage dense aux accents modernistes composé d’une forêt de socles formant des îlots labyrinthiques propices à la déambulation, principalement deux ensembles d’œuvres sculpturales récentes : des totems en bois et des pièges en ciment.

Si leurs sources iconographiques sont communes, ils émanent de techniques qui fonctionnent à contre-courant l’une de l’autre : la taille directe du bois d’une part et le rusticage de l’autre (ou rocaillage selon qu’il s’agit d’imiter le bois ou la roche). Tandis que la première permet à l’artiste de sculpter des formes mimétiques dans un élément naturel, le bois, la seconde imite ce dernier à partir de matériaux industriels. Aussi, le matériau d’une technique devient le motif de l’autre ; les défauts de l’une, les ornements caractéristiques de l’autre.

Cadavres exquis

Placées sur des plateformes parallélépipédiques de hauteurs différentes qui semblent engagées dans une partie de Tetris en 3D, une multitude de sculptures-totems tripartites en bois reprend le principe du cadavre exquis rendu célèbre par les Surréalistes, dans des versions en ronde-bosse qui tiennent tantôt du trophée sportif, du bibelot ou de l’ex-voto. L’on y croise, pêle-mêle, un poisson-lune coiffé d’une chips qui trône sur un outil d’affûtage, une loutre prise en sandwich entre une dent et une clef, un coffre-fort surmonté d’un os et d’une cacahuète, et nombre d’autres créatures-objets hybrides intégrant parfois, parmi leurs organes, des fragments de sculptures modernes ou contemporaines plus ou moins identifiables (Sarkis, Jean Arp ou Phillip King). Empruntant leurs titres aux différentes essences de bois dans lesquelles elles ont été directement taillées (buis, chêne rouge, pommier, eucalyptus, poirier, etc.), les sculptures agrègent, dans différents gabarits (de la taille de la main à plus d’un mètre), des formes qui se superposent dans des rapports d’échelle incongrus du plus bel effet comique, à l’instar de cet autre monument de la sculpture, le merveilleux Suddenly This Overview (1981) de Fischli & Weiss. Chez Laurent Le Deunff, c’est le matériau qui dicte la forme et l’envie qui guide la main sans qu’aucun projet esthétique ne préside à la réalisation et que rien ne puisse empêcher l’artiste de se laisser surprendre par les formes éclectiques qui affleurent et se télescopent avec humour.

Il faut savoir que l’artiste se passionne tôt pour les formes sculptées issues des cultures et pratiques vernaculaires – des mâts commémoratifs de Colombie-Britannique (Canada) aux sculptures contemporaines sur sable –, auxquelles il porte un intérêt qui ne l’a pas quitté depuis sa découverte de l’art à 18 ans, à la faveur de la première rétrospective de l’œuvre d’un certain sculpteur roumain au Centre Pompidou en 1995.

Toc

Si ses sculptures en taille directe sont issues d’une pratique quotidienne où il peut à loisir débiter ses billes de bois à la tronçonneuse côté jardin ou les ciseler sur l’établi côté atelier, il en est autrement des rusticages que Laurent Le Deunff réalise auprès d’un rocailleur lors de sessions de travail dédiées.

À l’origine, c’est pour copier ses propres œuvres en bois et « avoir la satisfaction de sculpter des bûches » (selon ses propres termes), que l’artiste s’adonne à ces techniques de maçonnerie qui visent à imiter le bois ou la pierre en modelant un mortier de ciment, sable et latex dans le frais, par couches successives, sur une structure de fers à béton et de grillage.

Le recours de l’artiste à ces procédés caractérise le second corpus de sculptures disséminées dans l’espace de la galerie, qui toutes sont empreintes d’un potentiel utilitaire que l’artiste choisit soit de ne pas activer ou qu’il désamorce. Outre un bestiaire récurrent chez lui, parmi lequel un blaireau-fontaine, un hibou-barbecue ou encore des phasmes aux airs de chenets de cheminée, il comprend une série de pièges de trappeurs (des assemblages de cordes et de bûches en rusticage teintés une fois secs, la patine naturelle du temps due à leur exposition en extérieur faisant le reste) – parfaitement inoffensifs par ailleurs car figés dans le béton – et une trappe, seuil de tous les possibles.

D’un claquement de doigts, nous voilà aussitôt transporté·e·s au pays de l’enfance, au sein du Club des cinq ou chez les Castors Juniors, en quête de frissons et d’aventures extraordinaires au milieu de ces objets conservés, sculptés, imités, hybridés… Whatever They May Be. De l’art ! Assurément.


Alice Motard