Lors d'une visite à Gennevilliers (1) pour préparer son exposition Tales of the Big River, Moffat Takadiwa apprend que la Seine qui borde la ville charrie depuis des siècles des marchandises en provenance du monde entier. Ce fleuve, il en est convaincu, garde dans son lit la mémoire des épices et des matières premières associées à l'aventure coloniale française. Or, les vestiges de la colonisation et leur impact sur les sociétés contemporaines sont des sujets récurrents dans l’œuvre de l’artiste.

Moffat Takadiwa a installé son studio à Mbare, un quartier populaire de la banlieue d'Harare dont l'économie informelle est en partie basée sur le recyclage d'objets électroniques et la vente de produits de seconde main importés d'Europe. Depuis une dizaine d'années, il collecte des claviers d'ordinateurs, des brosses à dents usagées, des tubes de dentifrice vides, des barillets de stylos, mais aussi des bouchons de bouteilles, des poignées de seaux, des cuillères en plastique, etc. Récemment, des boucles de ceintures ou des fermetures éclair ont fait leur apparition dans des tapisseries géantes exposées dans le cadre du pavillon national du Zimbabwe à la Biennale de Venise 2024.

Moffat Takadiwa donne une nouvelle vie à ces éléments hétéroclites en les transformant en sculptures et tapisseries. Sa démarche s’inscrit dans le sillage de celles d'artistes du continent africain qui ont fait le choix, à partir des années 1980, de créer des œuvres quasi exclusivement à partir de matériaux de récupération, pour se placer en rupture radicale avec l'art académique occidental introduit en Afrique à la fin du XIXe siècle.

Dans le cas de Moffat Takadiwa, le déclic remonte à 2015, lors des manifestations du mouvement « Rhodes Must Fall » (2) qui a remis en question la prédominance d'une vision occidentale du monde dans le curriculum des universités sud-africaines. Il comprend, à ce moment-là, qu'il est temps pour lui également de trouver sa propre voie à travers un langage artistique qui puise sa source dans son contexte socio-culturel local. Au moyen de touches de claviers d'ordinateurs, présentes dans la majorité de ses œuvres, Moffat Takadiwa commence à créer un nouveau vocabulaire « décolonisé » (3). À travers ses mosaïques polychromes dont les éléments sont reliés avec des fils de pêche, il construit inlassablement des connections entre le passé et le présent, entre les savoirs ancestraux d'hier et les sociétés urbaines d'aujourd'hui. Chaque nouvelle production est un récit qui nous invite à percevoir l’interdépendance des communautés par-delà les siècles, par-delà les territoires.

Le cercle, omniprésent dans l’œuvre de Moffat Takadiwa, fait référence à une forme que l'on trouve dans de nombreux objets usuels, mais aussi aux contours du Grand Zimbabwe, la légendaire cité médiévale, aujourd’hui en ruines, centre d'un empire qui couvrait le Zimbabwe et le Mozambique actuels. La charge esthétique de ses œuvres – qui empruntent les motifs et les couleurs de différentes cultures de son pays – sous-tendent une critique sévère des rémanences d'un passé colonial encombrant, tout en louant les groupes de résistances qui les ont combattues.

Les œuvres de Moffat Takadiwa s'apparentent à des algorithmes produisant inlassablement des variantes d'un même récit. Elles archivent méthodiquement le trajet de marchandises revenues s'échouer en Afrique. Extraites sur le continent à l’état de matières premières, elles sont exportées vers l’Europe ou la Chine pour y être manufacturées. À l’occasion de leur « retour au pays », Moffat Takadiwa les métamorphose en objets précieux, dont certains feront, à nouveau, le voyage vers l'Occident, à destination des musées et collectionneurs.


N’Goné Fall


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1. Tales of the Big River, galerie Édouard-Manet de Gennevilliers, 2024.
2. En obtenant en 2015 le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes de l’université de Cape Town (Afrique du Sud), le collectif « Rhodes Must Fall » (« Rhodes doit tomber » en anglais) a initié une vague importante de décolonisation culturelle, notamment dans les champs académique et muséal d’Afrique du Sud, avant de s’étendre. À l’heure actuelle, le collectif « Rhodes Must Fall » réclame toujours le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes à l’Oriel College de l’université d’Oxford.
3. La langue shona parlée aujourd’hui au Zimbabwe n’est pas la langue originelle mais une combinaison de plus de cinq langues indigènes différentes, construction européenne née d’une stratégie coloniale de division qui a tiré profit de l’amalgame de diverses « tribus », qui par la suite se sont affrontées.