« Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités que l’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. »
Marcel Proust (in Le Temps retrouvé, 1927)
Pourquoi encore peindre aujourd’hui ? Et que peindre de plus, en plus ? Quel récit – ou contre-récit – proposer ou opposer ? Quelle(s) histoire(s) indexer : la sienne propre, celle(s) d’autre(s) altérité(s), celle(s) d’une communauté ? Est-ce qu’une parole singulière s’exprime et se développe toujours au singulier ? Est-ce qu’une parole au pluriel peut exister en soi, à travers soi ? Contient-elle du « nous », du « vous », du « eux » ? Peut-on et doit-on être ou devenir un porte-parole ? Et de quelle(s) parole(s) s’agit-il alors ?
Qu’est-ce la peinture a toujours à nous dire – ou à nous contredire ? Que peut-elle nous apporter ? Qu’est-ce qu’un artiste va chercher au plus profond de lui, ou face à lui, ou hors de lui ? Et que ramène-t-il ensuite vers lui, vers nous, vers vous ? Une intention, une expression, une sensation, une émotion, une attention, une déclaration, une manifestation, une adhésion, une réunification ?
Est-ce qu’être artiste c’est participer à la vie-même ou la regarder du dehors ? Peut-on être au-dedans et en-dehors tout à la fois ? Être dans l’instant et face à l’instant ? À travers une œuvre, donne-t-on à vivre ou donne-t-on à voir ? Donne-t-on à ressentir ou donne-t-on à comprendre ? Comment être totalement dans son œuvre et pleinement dans l’œil et l’esprit du spectateur ? Et qu’est-ce que s’y partage réellement, complètement ? Qu’est-ce que s’y libère vraiment ?
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Comment décrire une peinture, expliciter une œuvre, transmettre une démarche alors que ce qu’elles sont en propre se dérobe ainsi en permanence, quand bien même elles révèlent des bouts de réel, sinon des déjà-là, des déjà-vu, des déjà-vécu et quasi des déjà-partagé. La représentation n’est jamais fidèle : elle a ses oublis, ses ratés, ses lapsus, ses bégaiements, et se joue de ses omissions ou de ses compromissions-mêmes. Elle dilate les temps et les espaces, provoque des interférences, des collapses, des confrontations et des confusions.
Au cœur de toute figuration, il y a donc toujours de l’incomplétude, comme si les images nettes à l’esprit du peintre ne pouvaient s’établir directement – platement ? – sur la toile, se placer sans se déplacer, se faire sans se défaire, apparaître sans s’effacer, s’opacifier et/ou s’illuminer, se feuilleter et/ou se densifier, se dilater et/ou se diluer, s’inviter puis se poser un lapin, s’absenter puis revenir se hanter elles-mêmes.
Mais alors pourquoi une œuvre réalisée par un artiste que nous ne connaissons pas – ou presque – en appellerait à une certaine connivence, sinon à une véritable empathie ? Comment répond-elle à une attente de voir s’élargir notre besoin d’espace, sinon notre horizon ? Comment parvient-elle le plus souvent à nous traverser autant par ce qu’elle figure que par ce qu’elle est ? Comment survient-elle à se hisser à un niveau émotionnel tel qu’elle peut nous marquer à l’intérieur de nos paupières d’un seul trait ? Comment arrive-t-elle, en étrangère et avec toutes ses étrangetés, à laisser au plus profond de nous des traces indélébiles sans pour autant produire des blessures ou des cicatrices ?...
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Roland Barthes, dans un célèbre texte sur le photographe français Daniel Boudinet, affirmait : « [l’œuvre] est comme le mot : une forme qui veut tout de suite dire quelque chose. Rien à faire : je suis contraint d’aller au sens – du moins à un sens. Le statut de ces systèmes est paradoxal : la forme ne se pose que pour s’absenter au profit d’un réel supposé : celui de la chose dite ou de la chose représentée. […] Il s’agit de produire – par une recherche difficile – un signifiant qui soit à la fois étranger à l’“art” (comme forme codée de la culture) et au “naturel” illusoire du référent. C’est une ligne de crête entre deux abîmes : celui du naturalisme et celui de l’esthétisme. » Barthes convoque ensuite la notion de “saisissement” : « l’histoire […] commence par un ravissement (puisque je m’exclame) ; mais ce qui saisit, ce n’est pas un spectacle, une scène, une “vue”, c’est une matière de feuillage, un tissu délicat : la substance est à la fois touffue et légère, désordonnée et contrée ; ces frondaisons verticales sans air sans ciel, inexplicablement, me donnent à respirer ; elles m’élèvent l’“âme” (aurait-on dit il y a cent ans : mais l’âme, c’est toujours le corps). […] Le lieu est serré, cohérent, intelligible, mais comme toujours [il] l’ouvre, le libère […]. » Pour finir, il en appelle au “désir” : « [une œuvre] ne vaut que si l’on désire (fut-ce dans le refus) ce qu’elle représente. […] Son travail, à tout instant, fonde l’espace où je désire vivre (du moins je le crois). […] Un désir, peut-on dire [qui] n’est pas contraint d’être total pour être entier. »
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Devant vous, il y aura ou il y a, selon que vous lisiez ces lignes en avance ou sur place, les tableaux de sept artistes réunis – fédérés ? – par la galerie Semiose, une sorte de famille recomposée, une forme de communauté élargie, même si certains ne se connaissent pas entre eux, mais se (re)connaîtront certainement un jour ou l’autre. Je connais la plupart d’entre eux depuis plus ou moins longtemps. D’une autre manière : j’ai appris à les fréquenter au fil de leurs projets, de leurs expositions, de nos rencontres – et surtout à me construire, à me comprendre et me transformer à chaque occasion, sans savoir vers quel inconnu j’allais.
Car il y a, au cœur de leurs œuvres, ce dont parle justement Roland Barthes : cet avènement d’un éclat ou d’une étincelle, d’un saisissement ou d’un ravissement, quoi qu’il en soit d’un (r)éveil sinon d’un embrasement des sens, des sensibilités et des sensations – de l’âme et du corps ? Et cet avènement les élève à plus qu’elles-mêmes, à plus que ce qu’elles figurent ou représentent afin de mieux réaliser cet attachement, cette reliance avec le spectateur.
Ce qu’elles expriment au-delà de ce qu’elles figurent, ce qu’elles transportent et qu’elles bouleversent, serait donc un certain état d’existence reconquis, cette euphorie – sinon cette enjouissance – aussi vitale que fragile d’être là où l’on a toujours espéré devoir être, sans contrainte et entièrement. Et cette impression éperdue d’y vivre enfin au-dedans est si intense qu’elle semble être réellement, et pour l’éternité, respirée ; autrement dit : le don de cette faculté d’atteindre enfin son “être”. La galerie Semiose en est l’espace ouvert et pacifié le temps de l’utopie de cette exposition.
Marc Donnadieu