De quoi parle-t-on, de façon générale, quand est évoquée « l’esthétique du numérique » ? Des médias sociaux, bien sûr – et plus particulièrement d’Instagram, cette fosse de la culture visuelle contemporaine – mais aussi du commerce électronique, du porno, de la manipulation de photos et des programmes graphiques, des jeux vidéo, des images de synthèse et, dans une moindre mesure, de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée.

Qu’est-ce qui lie ces choses si disparates, si ce n’est l’accomplissement (ou plutôt l’illusion d’accomplissement) de nos divers désirs ataviques ? Elles satisfont nos appétits et nos libidos, notre désir non seulement de voir mais de posséder, d’interagir et de reproduire des objets ou des images jusqu’alors hors de notre portée. L’esthétique numérique est une esthétique de la soif et de la consommation.

Le peintre londonien Oli Epp décrit son travail comme du « pop post-numérique », un terme qui reconnaît sa dette envers les artistes des années 1950 et 1960 qui s’appropriaient la culture populaire. Le terme suggère également, avec le qualificatif « post », une position critique sur la dynamique typique des médias numériques contemporains. Epp s’inspire largement de l’imagerie en ligne, reproduisant la luminosité vive et plastique de graphismes et de photographies déjà très adaptés pour attirer le spectateur oisif qui fait défiler les images à l’infini. À l’instar des bonnes publicités, ses images nous arrêtent dans notre élan – ce qui est précisément leur vocation. Cependant, contrairement à la plupart des publicités, elles sont généralement troublantes ou corrompues. Elles sont à la fois d’une beauté stupéfiante et grotesque, parfaites et imparfaites, attirantes et repoussantes.

Pour son exposition Nine Lives, Epp réunit neuf nouvelles œuvres de chats, animaux qu’il a déjà représentés par le passé (et sujets récurrents de vidéos virales). Le titre de l’exposition fait bien sûr référence au mythe selon lequel les chats vivent plusieurs vies (successives, sans doute, et non simultanées) – une légende probablement née de la capacité des chats à atterrir sains et saufs même après avoir volé ou être tombés de hauteurs considérables.

Les peintures d’Epp atterrissent toujours sur leurs deux pattes, elles aussi, malgré les contorsions que l’artiste leur fait subir. Dans un tableau intitulé Three Wishes, un félin noir à l’air furieux apparaît enfilé à l’intérieur d’un griffoir pour chats tarabiscoté, formant une boucle et un arc comme une sculpture de Noguchi ou de Calder. Dans Argos, un chat noir vieillissant (le même chat, sans doute, dans une autre vie) a le visage orné d’yeux rouges, ambres et verts, comme un feu de signalisation félin défectueux. Dans une autre peinture encore, intitulée Castrator, un chat vicieusement hargneux lève la patte et se transforme en un couteau suisse géant, comme s’il envisageait de retirer ses propres testicules roses et horriblement humanoïdes.

Dans toute l’œuvre d’Epp, nous assistons à une confusion délibérée des classifications entre l’humain, l’animal et l’inanimé. Les objets se transforment en figures, et les figures deviennent des objets. Les animaux représentent des personnes, et les personnes se comportent comme des animaux. Epp décrit souvent ses peintures en termes d’hybridité, comme s’il élevait de nouvelles espèces rares d’êtres quasi-organiques, ou qu’il greffait des oreilles sur le dos d’une souris. Il m’a parlé avec enthousiasme d’un oiseau chanteur australien, le superbe oiseau lyre (Menura), qui a été observé imitant les sons humains tels que les alarmes de voitures, les tronçonneuses et les obturateurs d’appareils photo reflex.

Mais le brouillage par Epp des formes et des classifications préexistantes ne se limite pas à un simple remixage au nom du surréalisme. Il touche à quelque chose qui est au cœur même de la création artistique, telle qu’elle existe depuis des millénaires. Donner à un objet inanimé, fabriqué à la main, le pouvoir et l’action d’un être vivant (ou même d’un être surnaturel), c’est donner vie à une matière morte. Les raisons qui ont poussé les artistes à agir de la sorte ont toujours été très variées, allant de l’autoprotection au culte des divinités, en passant par la virtuosité du geste ou le commerce pur et dur. La mimésis permet d’évoquer la vitalité, mais elle se présente aussi sous d’autres formes, de l’inquiétant au totémique en passant par le plus vif expressionnisme. Epp, à différents moments, a déployé toutes ces stratégies dans ses peintures, notamment l’illusion photo-réaliste.

Epp admet avoir une relation torturée à ses peintures poussées à la perfection. Tout au long de sa carrière, qui est encore courte, on a l’impression qu’il s’efforce d’atteindre un niveau de perfection que la culture numérique promet, sans jamais vraiment l’atteindre. Peut-être la peinture ne peut-elle pas non plus l’atteindre. Pourtant, si l’on considère les différences entre ces médias, c’est-à-dire entre la qualité séduisante mais finalement décevante de l’image pixélisée, rétroéclairée et éphémère de l’écran d’une part, et la matérialité indisciplinée, désordonnée mais finalement pure de la peinture d’autre part, il semble qu’une peinture possède une intégrité formelle – et un sentiment durable de vitalité – que l’image numérique ne possède pas. L’art d’Epp comble, d’une certaine manière, ce que ses sources multiples ne combleront jamais.
 

Jonathan Griffin

Jonathan Griffin est un critique d’art indépendant basé à Los Angeles.