Cliquez ici pour visiter l'exposition en ligne


Semiose a le plaisir d’accueillir dans son Project Space du 48, rue Chapon la première exposition en France du peintre américain Kevin Ford.

Les images de Kevin Ford investissent le sujet primordial de la peinture : explorer l’expérience de la perception par la dissection des différents degrés qui s’interposent entre la vision de l’objet réel et de l’objet peint.
Sfumato appuyé ou perspective atmosphérique, flou d’appareil argentique ou pixellisation d’images basse définition, givre sur la vitre ou apparition fantomatique, vision du nourrisson ou cécité du vieillard, le brouillard qui nimbe les images de Kevin Ford, par sa familiarité étrange, déclenche immédiatement un imaginaire fertile.
Que l’on pose un regard furtif sur les choses ou que l’on observe minutieusement leurs détails, les objets et les êtres se fixent dans notre mémoire visuelle : ce sont précisément ces réminiscences que les peintures de Kevin Ford cherchent à rendre, soulignant la distance établie avec le souvenir d’origine par l’aspect vaporeux dont s’entourent les objets. Les images semblent hantées et leur disparition graduelle les conforte dans un état spectral, dont on ne sait s’il présage d’un évanouissement ou d’une réinvention.
Consacrant un motif par tableau, la suite se présente tel un imagier, avec ses images récurrentes de fleurs, pichets et mouettes, ou comme un inventaire de l’univers sensible et une tentative d’appréhension du monde. À moins que, comme nous le répète Maurice Denis dans Art et Critique (1890), il ne s’agisse avant tout de peinture : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »


Pourquoi avoir choisi la peinture pour vous exprimer ?

    Cela a été un voyage.

    J’ai étudié la peinture il y a de nombreuses années et au fur et à mesure que j’en apprenais davantage à son sujet, j’ai senti qu’elle était trop ésotérique, maniérée, enfermée comme dans un silo. A ce moment-là, dans ma tête, la peinture semblait s’enliser par trop de présupposés : le rectangle, la matière, les pinceaux, la surface. Elle portait trop de bagages, semblait surchargée par sa propre histoire.

    Dans mon école, la peinture et la sculpture étaient séparées, non seulement psychiquement, mais aussi physiquement. Les deux disciplines n’avaient que des interactions limitées, mais lorsque je rendais visite aux sculpteurs, ils s’amusaient plus, leurs conversations étaient plus animées et ils semblaient traiter plus directement du moment présent. En peinture, nous étions tout le temps en train de définir le modernisme et de parler d’un échantillon de vert à côté d’une zone de jaune. En réalité, toutes ces choses comptent, mais je suppose que je les avais perçues comme une simple porte d’entrée à franchir pour étudier la peinture, pas en tant qu’idées sur lesquelles rester coincé.
Maintenant je pense que j’étais peut-être trop jeune pour apprécier ces conversations. J’ai fini par faire un détour par la sculpture et les oeuvres cinétiques pendant plusieurs années.

    Cependant, j’ai trouvé que le travail sculptural ne me permettait pas autant d’improvisation et de réactivité que le travail de la peinture. Lorsque j’abordais une idée pour une sculpture, je planifiais quelque chose, puis je m’occupais de l’exécuter. Tout ce que j’essayais de transmettre s’exprimait dans le « quoi » du travail, l’idée, et très peu était exprimé par le « comment ». Je ne pouvais en quelque sorte pas exprimer l’incertitude qui était au coeur de mon travail. Je m’en étais trop éloigné.

    Quand je peins, il y a une connexion intuitive entre mon esprit et mes mains. Je peux à présent apprécier les conversations que j’avais jadis rejetées à l’école d’art. Maintenant, quand je me rends à l’atelier, je ne sais jamais exactement ce que je vais faire, mais je cherche toujours à créer les conditions pour que quelque chose se passe, de laisser l’inattendu me surprendre et d’aboutir à quelque chose qui serait davantage que la somme de ses parties. En peinture, je sens que je peux réaliser ce moment existentiel aussi instantanément que cela est humainement possible, sans séparer préparation et exécution.


Quelle relation souhaitez-vous établir avec le spectateur ?

    Par une approche gauche de mes sujets et l’utilisation des moyens formels de la peinture, j’espère établir une communication généreuse avec mon spectateur potentiel. Avec leurs couleurs vives et leurs images visuellement allusives, mes oeuvres ont un premier abord séduisant. Cependant, la satisfaction immédiate de la reconnaissance se dissipe dans la parcimonie des informations disparates.
Une tension surgit entre la documentation et son illisibilité tandis que je tente d’amener le spectateur dans une expérience de découverte à rebours. Les objets flottent entre flou et netteté, capturent la façon dont nos yeux retiennent les choses, les libèrent et reviennent une fois de plus, rendant visible le processus de transformation de cette expérience en art. Les informations données sont une collection restreinte de pièces d’un puzzle visuel, le spectateur fournissant le reste ; à la fois la projection interne de la chose et la chose elle-même. Le contenu n’est pas seulement le « quoi » mais aussi le « comment » de l’expérience visuelle, non seulement ce que nous avons vu mais aussi l’acte de voir.


Que peut l’art, en général, de votre point de vue ?

    Pas grand-chose, et en même temps tout. Je pense que David Sylvester l’a décrit efficacement dans son livre En Regardant Giacometti (1994), et peut-être que cela a quelque chose à voir avec la question précédente : « l’art est un solipsisme dans un sens particulier : un arbre fonctionne comme un arbre indépendamment du fait qu’il est observé, mais une oeuvre d’art n’est qu’un bout de pierre ou de bronze ou une toile plate recouverte de peinture jusqu’à ce qu’elle soit vue par un observateur humain qui l’interprète comme une oeuvre d’art ». Regarder et décrire ce que l’on voit me semble être un acte essentiellement humain, ainsi qu’une forme de communication extrêmement efficace. C’est singulier en ce sens que dès que vous voyez, vous comprenez. L’art est l’un des premières traces de la constitution de communautés et le témoignage d’une communication sophistiquée. C’est une invitation à ralentir et à réfléchir, à être transporté, à avoir une conversation qui traverse le temps et l’espace, et l’occasion d’exprimer quelque chose de l’expérience humaine.