Un matin de peinture
Viennent tout juste d’être publiés, aux éditions Gallimard, soixante-quinze feuillets inédits de Marcel Proust constituant, au vu de nos connaissances, « le » premier jet de son œuvre la plus célèbre : À la recherche du temps perdu. L’importance de ceux-ci tient moins à la découverte d’un secret caché ou d’un élément manquant qui éclairerait l’ensemble du projet littéraire de l’auteur qu’à une compréhension nouvelle de la manière dont son projet s’ébauche, dont son sujet s’installe, dont son tissu narratif s’enroule et se déroule au fil des lignes depuis les tous premiers mots couchés sur la page blanche jusqu’à la version finale offerte aux lecteurs. Et Dieu et les éditeurs savent combien Marcel Proust revenait, réétudiait et réécrivait sans cesse et sans relâche ses manuscrits, ses épreuves, voire les premières feuilles d’impression... Écrire y est ainsi un retrait du monde afin de mieux en saisir et en traduire l’existence, les sensations, la saveur et les enjeux, mais surtout afin que la vie de l’écriture elle-même se superpose puis fusionne avec celle qui y est décrite. Autrement dit, les voies de l’écriture ne peuvent se distinguer d’un côté de la voix du narrateur et celle de ses personnages, et de l’autre l’énoncé de la phrase parfaite, l’enjeu de l’écrivain. L’exercice de la liberté dans le risque de l’action.
L’œuvre du peintre américain Anthony Cudahy n’est pas loin d’un tel projet tant, dans chacun de ses dessins ou de ses peintures, il tente avec sûreté et détermination d’approcher l’expression la plus parfaite d’un souffle ou d’une émotion, la cristallisation la plus pure d’un instant que la vie même ne retiendrait pas. Et cette tentative n’a lieu, comme chez Marcel Proust, que par et dans le trait lui-même – d’encre noire chez l’un, de couleurs subtiles chez l’autre. Ici l’objectif est donc moins de figurer définitivement un état ou une situation que d’arriver à les formuler de façon aussi vivante et vibrante que le réel lui-même ou, au moins, tel que lui – ou nous ? – l’a éprouvé. Aussi ne nous étonnerons-nous pas d’une part de la finesse et de la fluidité de la touche tout en maîtrise et en légèreté de l’artiste, et d’autre part de compositions qui jouent sur les hors-champs, les bords du cadre ou la dissolution progressive des éléments. Il ne s’agit donc pas d’imiter la vie, mais de révéler de façon tangible et palpable toutes les nuances de sens, de sensations et de sensualités de l’existence. En même temps qu’il dévoile, le tableau livre au regard ce qu’il dévoile. Aussi, jamais l’impression d’être saisi par ce qui nous traverse, de ressentir ce qui nous émeut, de toucher ce qui nous touche n’a-t-elle été aussi intense que dans les œuvres qu’Anthony Cudahy nous propose, alors même qu’elles nous sont aussi étranges qu’étrangères.
Son exposition à la galerie Semiose rassemble une vingtaine de toiles autour du titre énigmatique « A Moon Sets A Knife », emprunté à l’œuvre de Federico García Lorca Bodas de sangre [Noces de sang]. Mais si dans la pièce de théâtre d’origine la lune laisse un couteau abandonné dans l’air [« La luna deja un cuchillo abandonado en el aire, que siendo acecho de plomo quiere ser dolor de sangre »], dans l’œuvre Cutting Terror d’Anthony Cudahy le personnage féminin agenouillé brandit, elle, fermement un couteau – de plomb ? – afin de déchirer, dans une douleur de sang, une toile représentant un motif d’équidé familier à l’artiste. Loin de la banale destruction d’une toile ratée, le traitement tout en dégradés de rouges de ce tableau, la pose de la protagoniste, le geste décisif de la coupure et la toile au sol traitée comme une surface réfléchissante en font une véritable noce de sang picturale revisitée sous la forme d’un meurtre rituel ou d’une variation inédite du mythe de Narcisse. Semblables jeux ouverts de significations entremêlées sont ainsi à l’œuvre dans l’ensemble des propositions d’Anthony Cudahy sélectionnées avec soin pour cette exposition. Et le balancement entre réalisme et symbolisme, description et fiction, laisse présager mille filiations à décrypter et à reconnecter, mille fils à dévider puis à retisser.
Au-delà, c’est surtout le tissu temporel qui semble principalement en jeu dans ses œuvres : le temps de la figuration et le temps figuré. Et l’un comme l’autre convoquent un regard rétrospectif sur le passé autant que la verticalité de l’instant présent, voire la potentialité d’un futur espéré ou inespéré. Le premier est teinté de poésie et de mélancolie – propre au peintre lui-même ? –, et l’artiste de parsemer donc ses œuvres de motifs récurrents comme autant de cailloux précieux que n’aurait pas désavoués Roger Caillois. De même, les emprunts à l’histoire de l’art sont nombreux et tout aussi jubilatoires à découvrir et déchiffrer, en particulier au romantisme et au symbolisme européens ou au préraphaélisme britannique. Le deuxième définit le plus souvent le « ici » et le « là » de la scène représentée. Les relations entre les personnages disposés dans le cadre, la coïncidence des poses et des gestes esquissés, les jeux de regards, les degrés de précision ou d’imprécision, les rapports de couleurs, de transparences ou d’opacités, tout s’y joue sur un moment bref et soudain, un instant arrêté et suspendu, à l’instar d’un instantané photographique à révélation immédiate comme le Polaroid où la fragilité le conjugue à la sensibilité. Le troisième est plus subtil et semble appartenir au regardeur lui-même : de ce qui est représenté que puis-je en faire au-delà d’une vision première ? ; en quoi cela me regarde également ? poursuivre un récit à partir de ce qui est amorcé ? ; envisager une interprétation à partir de ce qui est exprimé ? ; investir à pas feutrés la scène et s’entremêler à l’intimité des personnages ? ; étirer cette interruption du temps jusqu’à l’infini à l’instar d’une capture en slow motion ?...
Le propre de l’art est de raconter des histoires et de se raconter des histoires. Chez Anthony Cudahy, les histoires, les récits, les situations, les événements qu’il nous conte et nous raconte, et sur lesquels nous projetons, nous superposons ou nous fusionnons nos expériences, nos rêves, nos désirs ou nos espoirs, sont d’une authenticité et d’une vulnérabilité désarmantes. Son engagement et son honnêteté à être artiste, à être peintre dans notre monde actuel, sont exemplaires. Pour autant, nulle leçon, nul message, nulle vérité aboutie ne pourra y être trouvé directement, nous l’avons vu. Nulle contrainte ou nulle obligation pour le regard. L’œuvre est ouverte, digne et joyeuse, enchantée, pure et libre. « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. », nous indiquait René Char dans Rougeur des matinaux1. C’est à des aurores incandescentes de la peinture que nous assistons ici ; ne craignons plus rien de la fureur des crépuscules. En poursuivant l’œuvre du poète : l’allégresse de l’aube c’est la chance donnée à se retrouver sur un chemin à soi-même tracer.
Marc Donnadieu
1 Rougeur des matinaux, dans René Char, Les Matinaux, Paris, Gallimard, 1950.
Marc Donnadieu est conservateur en chef au Musée de l’Élysée à Lausanne (CH), après avoir été conservateur en charge de l’art contemporain au LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut à Villeneuve-d’Ascq (FR) de 2010 à 2017, et directeur du Fonds régional d’art contemporain de Haute-Normandie à Sotteville-lès-Rouen (FR) de 1999 à 2010. Il a été commissaire d’expositions monographiques de référence (Dove Allouche, Silvia Bächli, Elina Brotherus, Philippe Cognée, Thomas Fougeirol, Jockum Nordström, Javier Pérez, Bernard Plossu, Éric Poitevin, Nancy Spero, Hiroshi Sugimoto, Anne-Marie Schneider, Richard Tuttle, Luc Tuymans ou Marthe Wéry...) et de très nombreuses expositions thématiques consacrées à la photographie contemporaine, aux représentations actuelles du corps, aux processus d’identification au sein des espaces sociaux actuels ou aux relations entre l’art et l’architecture.