Est-ce ce colosse féminin aux attitudes instables ou cette nappe de blanc de titane non blanchi – nerveusement mélangé au rose saumon et au jaune hôpital – qui retient notre attention ? Sommes-nous devant des éléments d’une fresque pré-chrétienne ou devant un panthéon camp ? Les figures – à l’image d’Amy Bravo peut-être ? – brandissent des pieux, des flèches et des lances. Furieuses, elles organisent des ripostes contre des dangers démoniaques aux motivations nébuleuses. Mais, plus les géantes vengeresses prolifèrent, accompagnées de créatures mythologiques – coq psychopompe accompagnant les âmes défuntes au ciel, mangouste dont on retrouve le crâne mangeant le serpent, taureau ou minotaure... –, plus les traits d’Amy Bravo se désintègrent au profit d’une constellation queer désirée : cette communauté composée de guerrières lesbiennes aux postures instables, qui agissent selon des histoires orales de la diaspora afro-cubaine.
Perchées sur ces nuages de brouillard, ces archanges queers rencontrent des difficultés à maintenir leur verticalité. Ces vapeurs laiteuses pourraient venir d’un Cuba imaginé par l’artiste : « Le brouillard de Cuba n’est pas seulement révélateur du climat et de la lumière de l’île, il l’est aussi de la culture mystique inhérente créée autour de son inaccessibilité physique. [...] Je vis dans le brouillard du déplacement qui suit de nombreux Cubano-Américains, et c’est à partir de là que je peins (1). »
Cette inquiétante nuée matricielle est allaitée par une culture caribéenne du mysticisme, tout en étant fécondée par un imaginaire diasporique de bric et de broc : photos, souvenirs, bibelots, non-dits et travaux d’aiguille. Bien sûr, ce trouble du blanc de titane non blanchi sur lequel se perchent ces bonshommes – en femmes pataudes – n’est pas sans convoquer certains traits des œuvres d’Ana Mendieta (1948-1985) et de Belkis Ayón (1967-1999), tout en les tenant à distance en douceur.
Amy Bravo associe les Siluetas d’Ana Mendieta moins au signe primitif d’un devenir éco-féministe qu’à un élément récurrent en histoire de l’art : le miroir. Il serait non pas tant un reflet ou un prolongement narcissique d’Ana Mendieta qu’un phénomène d’« échancrure » de notre planète, une sorte d’« écho visuel » selon Amy Bravo. « Ces Siluetas ont permis à Ana Mendieta de se voir là où elle n’était pas géographiquement, car elles pointaient toutes vers Cuba, indiquant le désir de retourner à l’endroit d’où elle avait été arrachée (2).» Ce même jeu de miroir a conduit Amy Bravo à aller et venir autour de la figure féminine et solitaire de la Sikan (3). Tout comme Ana Mendieta, Belkis Ayón, puis Amy Bravo, se sont passionnées pour les croyances, les mythes et les rituels hérités de l’Abakuá. Selon Amy Bravo, le miroir, tendu par la Sikan à Belkis Ayón, permet – et même encourage – des épisodes de transgression. Tels des états impermanents de somnambulisme, ces séquences de transgression ont transformé la plasticité de Belkis Ayón et ses déplacements dans l’espace et le temps. C’est bien là le propre des rites magiques. Loin de resserrer les liens essentialistes entre culture spirituelle et identité caribéenne, Belkis Ayón a démultiplié cette iconographie mystique tout en la fertilisant. Subjuguée par le rapport à l’espace de ses fresques, à la fois oniriques et radicalement politiques, Amy Bravo, à son tour, envisage de plus en plus ses peintures comme « des espaces qui s’ouvrent au-delà de leur surface (parfois littéralement, en construisant des boîtes et des étagères encastrées au sein de l’œuvre) et dans le sens où ils me permettent de me voir dans un lieu dont je suis absente (Cuba, ou une image de l’île que j’ai composée) (4). »
Ainsi les surfaces des toiles Disinherited (Bullseye), At the Blue Door ou An Agreement (toutes de 2023) ne suffisent-elles plus : elles sont soit rehaussées d’un cadre-tête de lit pour une veillée mortuaire, soit augmentées, expansées d’objets posés de-ci, de-là, à l’intérieur même de la toile, liés aux travaux d’aiguille des femmes de la famille Bravo – fils et cordelettes rouges, napperons domestiques ou encore franges pour rideaux. Si la tradition de l’assemblage est envisagée par Amy Bravo, ce n’est sûrement pas en lien direct avec les grands artistes masculins blancs tels que Rauschenberg, Kaprow, Kienholz, mais plutôt à partir d’une pratique « frankenstein (5)» de la sculpture. Cette créature du docteur serait, ici, bricolée à partir des gestes et des réflexes hérités des travaux de couture et de broderie de la mère et de la grand-mère de l’artiste. D’ailleurs, qu’est-ce qu’être un·e Bravo se demande avec perplexité l’artiste :
«Je me suis retrouvé à réfléchir à l’héritage de la famille Bravo, à me demander ce que signifiait “être un·e Bravo”. Cela signifiait-il contribuer à libérer son île du colonialisme ? Venir en Amérique et s’assimiler aux patriotes conservateurs ? Est-ce que ça signifiait se taire et écouter son père quand il te dit qu’il vote à nouveau républicain, même après que toi et ton frère, qui se sent particulièrement terrifié·e en tant que personne transgenre, l’avez supplié de reconsidérer sa décision ? Est-ce que ça signifie se rebeller contre son père ? J’ai cherché de l’aide dans le dictionnaire. Les définitions les plus courantes stipulent qu’être un·e Bravo signifie être un·e héros·oïne, avoir de la valeur ou féliciter quelqu’un·e pour un travail bien fait. En latin médiéval, cela signifie être un·e méchant·e acharné·e, ou plus précisément, un·e tueur·euse à gages. J’ai été séduite par cette dichotomie. Je voulais créer un·e héros·oïne qui était un·e assassin·e et un·e rebelle. Je voulais qu’iel fasse des ravages ancestraux (6). »
Chaque scène de vengeance serait à l’image des dents de lait conservées par la mère d’Amy Bravo, plantées lors d’un rituel imaginé par l’artiste. L’enjeu de la prophétie – de sa prophétie –, serait de régénérer un enracinement familial à partir des expériences existentielles queer, trans et radicale de gauche. Je la cite : « Parce que mes dents sont essentiellement faites d’éponge, j’en suis hyper-consciente, je ressens le picotement de leurs nerfs quand je mords. C’est la raison pour laquelle elles ont trouvé leur place dans mon travail. Des petites graines d’os pourrissant dans ma bouche, avec des racines constituées de terminaisons nerveuses. J’imagine les planter. Quelle magie les ferait grandir ? [...] Pourriez-vous faire repousser une personne en plantant ses dents (7) ? »
La queerness des œuvres d’Amy Bravo, loin des systèmes académiques et institutionnels des collections, des archives ou encore d’un devoir de mémoire se transformant en Histoire – des pratiques nécessaires mais devenues tellement scolaires, non ? –, réanime et affirme le pouvoir magique de la guérison, la rage orgasmique de la rédemption, l’Abakuá chevillée à nos corps. Avec pugnacité et courage, les œuvres d’Amy Bravo tancent un village global de suprématistes, pétris de « pétro-masculinité (8) » (Cara New Daggett) et prêts à en découdre. À nous de prolonger l’esprit de ce bal des furieuses. Dans nos imaginaires, pour commencer.
Géraldine Gourbe
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1. Amy Bravo, I Still Love You, Despite Everything, MFA Thesis, Hunter, The New York City College, 2022, p. 27. Traduction de l’autrice.
2. Amy Bravo, op. cit., p. 23.
3. La Sikan est une figure féminine sacrifiée dans la légende de l’Abakuá, une société secrète masculine afro-cubaine pratiquant des rites initiatiques.
4. Amy Bravo, op. cit., p. 24.
5. Entretien avec Phillip Edward Spradley : https:// fadmagazine. com/2022/05/20/a-conversation-between-amy- bravo-and-phillip-edward-spradley/
6. Amy Bravo, op. cit., p. 8.
7. Amy Bravo, op. cit., p. 15.
8. Cara New Daggett, Pétro-masculinté, préface de Fanny Lopez, Paris, ed. Wildworld, 2023.