Une phrase, soudain, est revenue… (1)
Au cours de la conversation, une phrase, soudain, est revenue. Un titre plutôt : celui d’une exposition – et quelle exposition ! Quel titre surtout : « Une exposition de peinture réunissant certains peintres qui mettraient la peinture en question (2) ». C’était en 1973 ; Hugo Capron n’était pas né. C’est pourtant là que tout a commencé.
La peinture d’Hugo Capron, au début, était très différente. Il pratiquait une peinture « minimaliste », suivant ses propres mots. Venu à l’art par l’imprimerie et à l’école d’art par le lycée technique, il lui fallut faire, à sa manière, ce chemin qu’on croit donné, quand on y réfléchit trop rapidement. Non, on ne vit pas nécessairement dans un monde baigné par l’art et, à l’inverse, on peut penser un peu vite que l’étanchéité des mondes et des formes tient à distance ceux dont la pratique n’est pas précédée par une fréquentation assidue des expositions et des musées. Les images, quelle qu’en soit l’origine, circulent plus rapidement et davantage que nos propres habitudes nous incitent à le croire.
Ainsi, lorsque Hugo Capron est à l’École des beaux-arts de Dijon, c’est souvent avec Didier Marcel, qui y enseigne, qu’il a l’occasion de discuter : avec un sculpteur donc, et non un peintre, mais un sculpteur lui aussi venu à son travail actuel par des formes différentes, des sources qui viennent se loger dans l’interstitiel – on aimerait dire : dans l’inframince (3). Nous aurions pu aussi parler de Rémy Zaugg qui constitue pour Hugo Capron autant ce sommet à atteindre que le point de départ, même quand rien n’y paraît.
C’est une même voie détournée, un chemin de traverse, qui a conduit Hugo Capron jusqu’au Japon, comme pensionnaire de la villa Kujoyama. En cherchant bien, on trouve aisément l’origine de ce destin. Le papier toujours, l’imprimerie, cette permanence exceptionnelle de techniques anciennes dont le Japon, plus qu’aucune autre contrée, s’est fait le conservatoire. C’est cela qui explique a posteriori la nécessité du voyage (4). Parfois, tel Bissière parti à Alger pour y apprendre la peinture, tel Michaux en Équateur puis en Asie où il retrouve l’écriture, il faut savoir embarquer.
Il y a un art du voyage et de la découverte. Revenir aussi est un apprentissage.
Qui aurait dit qu’au début du XXIe siècle, comme au début du XXe siècle, des peintres iraient puiser dans ce Japon de l’estampe une nouvelle source de création ? Tout se recycle, mais rien ne se répète. Tout passage, soi-disant obligé, devient soudain un obstacle qu’on contourne ; tandis que l’imprévu, l’imprévisible, peut se transformer en impérieuse nécessité. Il en a été ainsi pour Hugo Capron plusieurs fois, car un autre hasard objectif devait intervenir peu après. En 2022, il a rejoint la galerie Semiose – une galerie née aussi du livre… – à la faveur de la Bourse Révélations Emerige (5).
Mais revenons au peintre et à sa peinture. Voyez-vous la correspondance qui se joue entre ses feux d’artifice et des images anciennes originaires du Japon ? Il faut la chercher, nous dit-il, dans les affiches du graphiste et plasticien Tadanori Yokoo ; celle, en particulier, qui concerne l’écrivain Yukio Mishima (6) – autre source d’inspiration pour Hugo Capron, autre point de départ et d’arrivée, qui le pousse à aller, à peine arrivé au Japon, jusqu’au port de Shimoda, dans l’hôtel où Mishima a séjourné et où « malheureusement la chambre n’existe plus (7) ».
Alors, désormais, que voit-on ? Où nous mène la locomotive de Tadanori Yokoo ? Dans une autre rade sûrement, où les vagues n’ont pas d’autre choix que d’envahir la terre. N’y a-t-il pas également des vagues dans certains tableaux de Capron ?
À bien y regarder, ce soleil qui irradie l’affiche, et qui en évoque d’autres en Asie, schématiques et normés, fonctionne comme un signe dont les peintures de Moustiques que vous allez voir s’éloignent à peine.
« Des Moustiques ? », dites-vous, en ajoutant une majuscule comme le font les biologistes.
La première fois que nous en avons parlé, je n’ai pas vu les moustiques, je ne voyais que les traits – les traits et la couleur. Sans doute était-ce bien ainsi que l’artiste souhaitait qu’on les aborde. Par la ligne. Ce qui couvre la toile fait oublier le point de départ, bien que deux ronds sombres et un autre plus gros et plus clair soient là pour nous le rappeler. Cependant, même après avoir reconnu le sujet, nous pouvons continuer à considérer la toile sous son pur angle pictural et abstrait. Dans cette distance même, entre ce que nous voyons et ce dont se sert l’artiste, nous sommes rappelés vers les origines de son travail, vers cette préhistoire où il recherche l’abstraction radicale. Le pont temporel ainsi formé sera-t-il comblé par cette autre série : une corbeille de citrons ou plutôt un plateau, tel que le nomme Hugo Capron ? Contrairement aux Moustiques, l’image se lit immédiatement – trop immédiatement pour que nous ne la prenions, à son tour, comme pur prétexte. Il fallait bien que se prolonge un peu ce jeu des faux-semblants. Il fallait que rien ne soit vraiment dit, rien vraiment donné, que la lisibilité des formes se perde à nouveau dans une sorte d’idéogramme, pour l’entier plaisir du jeu.
François Michaud
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1. Ce texte est l’introduction d’un essai pour un catalogue à venir.
2. Exposition organisée par Michel Claura et René Denizot, au 16, place Vendôme à Paris, du 29 mai au 23 juin 1973, avec Daniel Buren, Alan Charlton, Giorgio Griffa, Bernd Lohaus, Brice Marden, Agnes Martin, Palermo, Robert Ryman, Niele Toroni.
3. À l’instar de la citation de La Charge de la cavalerie rouge (1928-1932) de Malevitch, à travers les lignes abstraites de la moquette que foulait le public de l’exposition de Didier Marcel, que nous avions montée ensemble en 2010 au musée d’art moderne de Paris.
4. La résidence à la villa Kujoyama fut précédée par un Erasmus au Japon, lequel, en fin de compte, emporta la décision du jury d’attribuer à l’artiste cette résidence qu’il convoitait.
5. Créée en 2014, sous l’impulsion de Laurent Dumas, président du Groupe Emerige, la Bourse Révélations Emerige est un programme destiné à soutenir la jeune scène française.
6. Sérigraphie créée par Tadanori Yokoo pour l’essai de Yukio Mishima, The Aesthetics of End (1966), non traduit en français. On y voit une jeune femme blonde qui se tient sur une locomotive ornée de fleurs, avançant sur des vagues, son panache de fumée s’élevant sur un ciel où rayonne un soleil d’or.
7. Propos de Hugo Capron, par e-mail, le 28 octobre 2024.