À quoi sert l’art, que peut-il, quelle est sa finalité ? Ce sont le genre de questions oiseuses dont on discute en temps normal, mais de la situation d’où j’écris ces mots – à New York, après un peu plus d’une semaine de confinement imposé par la pandémie galopante de COVID-19 –, elles prennent une nouvelle résonance. Au regard du contexte, les peintures diablement originales de Szabolcs Bozó deviennent soudain un antidote au bruit de fond anxiogène du quotidien ; quand ce que l’on peut attendre, ou même exiger, de l’art est simplement une affirmation de notre propre vitalité, une déclaration ardente de persévérance au beau milieu de l’absurdité et de la peur.
L’œuvre de Bozó est tellement de choses. Elle est absurde, maladroite, gaie, précieuse, pressée d’être aimée, si ce n’est carrément d’être cajolée – mais aussi parfaitement sérieuse dans ses ambitions picturales, dans le sens où elle traduit et élève le geste intuitif, presque enfantin. Je ne suis pas surpris que Bozó situe l’origine de son inspiration non pas dans des théories artistiques académiques, mais plutôt dans son expérience personnelle. En termes de style, il fait un clin d’œil à ses années adolescentes, passées à perfectionner sa technique de breakdance : « J’ai toujours aimé voir quelqu’un exécuter une figure particulièrement difficile, et donner l’impression de le faire sans effort et simplement. » Quant à savoir pourquoi il peint des animaux fantastiques plutôt que des êtres humains ? Par le passé, Bozó était barman à Londres, et comme tous les boulots de service, ça impliquait d’être exposé à des demandes capricieuses et des attitudes hostiles. C’était tentant, dans son art, de laisser tout cela derrière – de s’inventer un monde en dehors de celui-ci, un endroit où ce type de mesquineries n’existent tout simplement pas.
Bozó fait partie d’une jeune garde d’artistes qui, par nostalgie ou simple liberté, regardent à nouveau l’esthétique des images dessinées par ou pour, les enfants. Sous cet aspect, il a des sympathies évidentes pour des peintres comme Brian Belott, Leonhard Hurlzmeier, ou peut-être Robert Nava. Mais alors que les autres artistes peuvent s’approprier certains styles à d’autres fins – introduire subrepticement des messages politiques codés ou des ruminations sur la violence de tous les jours – la pratique de Bozó me touche comme plus pure en un certain sens, sans motivations cachées. Canetons, ours, dinosaures, et autres créatures plus ou moins identifiées sourient, remuent et tracent leur chemin en travers du tableau. Ils roulent dans d’étranges véhicules ou, dans certains cas, joignent leurs efforts pour créer de tout nouveaux modes de transport. Que demander de plus, à l’heure actuelle, que des images d’une si joyeuse coopération ?
Dans une autre série de peintures de grand format, qui tendent à être plus monochromes, un tourbillon de faces et figures sont enchevêtrées ensemble – une confusion d’yeux, de nez, de sourires. Ces attributs individuels deviennent joyeusement inextricables et il est impossible de distinguer où commence l’une de ces bestioles et où finit l’autre.
Ailleurs, des protagonistes isolés dandinent et se pavanent devant des fonds presque vierges, parfois légèrement ternis d’une tache ou d’une goutte de peinture. Dans l’atelier, Bozó dispose ses toiles au sol, remplissant ses figures comme les personnages d’un « cahier de coloriage géant ». Plutôt que d’appliquer de régulières et solides surfaces de pigment, il opte pour un geste lâche. Ainsi, la peau verte d’un éléphant ou la chair bleu d’un poulpe, deviennent bigarrées, chaque centimètre un jeu abstrait de chance et de motif.
Je ne peux penser à une meilleure compagnie que la joviale ménagerie de cet artiste. En définitive, Bozó trouve la manière de joindre l’intensité de la peinture sérieuse avec une innocence sans prétention et sans filtre : ou quand les dessins rupestres des grottes préhistoriques rencontrent en même temps Joe Bradley et les délicieuses illustrations pour enfants de Roger Hargreaves. Et c’est assez pour faire sourire même le plus grincheux des pingouins.
Scott Indrisek
Scott Indrisek est auteur et vit à Brooklyn. Il a été par le passé rédacteur en chef du magazine Modern Painters et rédacteur adjoint de Artsy. Ses écrits sont apparus ou paraissent dans GQ US, The Believer, Artforum, Garage, Bookforum et dans diverses autres publications. Il est également co-fondateur de Teen Party, un espace d’exposition dans un appartement de Bed-Stuy, Brooklyn, qui a été actif de 2016 à 2019.