Au travers d’une sculpture et de dessins, deux performances d’Abraham Poincheval sont convoquées dans la Project Room de Semiose : Pierre (2017) et L’Homme Lion (2020). Ces dispositifs ont en commun d’avoir été pensés comme des espaces habitables dans lesquels l’artiste a vécu. Mais si l’on retient souvent des œuvres de l’artiste de spectaculaires performances de réclusion volontaire, il préexiste toujours, comme point de départ, une vision esthétique qui donne lieu à une sculpture et motive la performance – une vision intimement liée au besoin irrépressible de faire corps avec la nature et avec l’art.
Exemplaire unique en lave de Volvic, Pierre est une version réduite du rocher dans lequel Abraham Poincheval a vécu isolé pendant sept jours, lors de son exposition au Palais de Tokyo en 2017. La pierre a été creusée en son centre pour épouser la silhouette de l’artiste en position assise. Les dimensions excèdent celles de son corps, afin qu’il puisse effectuer quelques gestes du quotidien, entouré du strict nécessaire pour vivre en autonomie. De L’Homme de Vitruve (1490) de Dürer aux Siluetas (1973-1978) d’Ana Mendieta, des mains pariétales (c. 200.000 av. J.C.) aux Anthropométries (1960) d’Yves Klein, l’inscription des contours du corps dans la nature ou dans l’espace est un truisme dans l’histoire de l’art, aussi primitif que direct. Pierre garde la trace fantôme de l’action passée. Nourri de récits de science-fiction où les protagonistes voyagent dans le temps, Abraham Poincheval a imaginé Pierre comme une capsule spatiale d’un nouveau genre : elle l’enveloppe pour un voyage immobile au cœur du temps long du minéral.
De temps, à enjamber et à éprouver, il en est également question dans L'Homme Lion, l’agrandissement d’une statuette en ivoire datée de l’Aurignacien (40.000 ans avant notre ère), haute de 32 cm et taillée par les premiers Homos sapiens arrivés en Europe. Découverte dans une grotte à Hohlenstein-Stadel (Allemagne) et représentant un homme-lion (Löwenmensch), cette divinité hybride est la plus ancienne sculpture anthropomorphe connue. De cet objet archéologique passionnant, Abraham Poincheval a tiré en 2018 une reproduction de 3,20 m de haut, dans laquelle il a vécu reclus pendant sept jours. Une façon pour l’artiste de convoquer l’imaginaire de communications magiques entre humains et animaux en réalisant des fantasmes d’échanges de substance ou d’apparence. Cette altérité vécue, c’est ce dont rend compte le dessin Lion Man in the Tusk (2020), qui représente en coupe le crâne d’un mammouth, d’où se dégage la figure de l’homme-lion. Au corps de l’animal qui a donné l’ivoire de sa défense, se superpose le corps de l’autre animal, mi-homme mi-lion : ce dessin-schéma concentre l’essence même de l’opération mentale qui a conduit au geste plastique. Le second dessin, sur feuille d’or et d’argent, montre la sculpture en pied à laquelle l’artiste superpose sa propre image. Ces dessins concentrent les processus de transformation, entre alchimie et métempsychose, à l’œuvre dans ces enchâssements, où l’âme et l’esprit circulent d’une entité à l’autre.
Ces dessins sont précisément gravés, sur un support de carton recouvert de feuilles d’or et d’argent : le geste reproduit celui des peintres pariétaux, tandis que le matériau – du carton de boîtes de transport d’objets – est une discrète référence à l’ère aurignacienne qui a couvert toute l’Europe et qui s’est distinguées par d’importants déplacements humains, l’échange d’objets et le raffinement des grottes ornées.
Qu’elles figurent le corps en position assise ou debout, il s’agit toujours dans ces sculptures de faire corps avec l’objet, mais aussi de dessiner la silhouette du corps dans l’objet – corps qui est également l’objet des performances, cela va sans dire. Celles-ci nécessitent un engagement total de l’artiste : pour les conduire dans les meilleures dispositions, il expérimente des états modifiés de conscience, propices à la méditation et à l’introspection, toujours en lien étroit avec le dispositif sculptural.
Cette project room de Semiose fait écho à l’exposition en cours à la Fondation Louis Vuitton (Paris), La Collection : Rendez-vous avec le sport (6 mai - 9 septembre 2024). L’exposition, conçue en résonance avec le passage de la flamme olympique, réunit cinq artistes : Jean-Michel Basquiat, Omar Victor Diop, Andreas Gursky, Roman Signer et enfin Abraham Poincheval, avec son installation Walk on Clouds, 2019 [Marche sur les nuages, 2019]. Suspendu dans le vide, filmé par des drones, l’artiste arpente la canopée des nuages. Engagé corps et âme dans cette performance, la prise de risque est telle qu’elle relève autant du rêve que de l’exploit sportif.
Également à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris 2024, La Bouteille d’Abraham Poincheval sera mise à flot et habitée par l’artiste sur le Canal Saint-Denis, du 25 juillet au 3 août. Vaisseau de 5,80 m de long sur 1,90 m de diamètre et réunissant le minimum vital, La Bouteille est la traduction très littérale d’une bouteille à la mer, sauf qu’elle restera à quai, l’artiste faisant, ici aussi, l’éloge du voyage immobile.
Enfin, parmi les nombreuses actualités d’Abraham Poincheval, la vidéo Walk on Clouds est présentée dans l'exposition Cloudwalker au musée Voorlinden, aux Pays-Bas (avril 2024 - janvier 2025) et l’artiste participera à la Biennale de Bangkok à l’automne 2024.