Les trois nouvelles sculptures de Stefan Rinck réunies dans la Project Room exemplifient à nouveau la façon rusée avec laquelle l’artiste dissimule une critique à charge derrière une imagerie apparemment débonnaire ou loufoque. Usant des ressorts du grotesque dans la plus pure tradition médiévale, ses figures bouffonnes passent cul par-dessus tête les figures d’autorité, dans un mouvement de salutaire charivari.
En 2016, Bazon Brock concluait son essai sur Stefan Rinck avec cette vertigineuse proposition : « La production d’un artiste contemporain renferme les mêmes expressions du développement psychique et intellectuel que celles qui se sont manifestées dans la grotte de Lascaux ou sur l’île de Pâques. Ce qui signifie que chaque œuvre parcourt l’histoire de la production artistique de mille générations. » Toute hyperbolique qu’elle soit, cette assertion se vérifie aisément dans l’œuvre de Stefan Rinck. Il suffit d’un seul coup d’œil pour mesurer que ses sculptures viennent de très loin, non seulement de temps géologiques immémoriaux mais aussi de mythes très anciens. D’une part, ces figures s’incarnent dans un matériau millénaire, la diabase, une roche ignée similaire au basalte, tirée des couches profondes de l'écorce terrestre ou de la couche supérieure du manteau : cette composition les situe dans une échelle géologique hors du temps humain, anhistorique puisqu’excédant toute histoire ou tentative de datation. D’autre part, les sujets sculptés convoquent des mythes et des conventions de représentation d’origines diverses, entrelaçant les récits et les registres dans un syncrétisme profane – art roman ou relecture romantique du « gothique », influences aztèques et Famille Pierrafeu, etc. Prenons par exemple le crocodile, animal aussi fascinant que redouté, récurrent chez Stefan Rinck. Il constitue le sujet de nombreuses légendes, que l’on songe à Crocodilopolis, ville de l’Égypte antique vénérant le dieu à tête de crocodile Sobek, ou au cruel empereur romain Héliogabale qui élevait un crocodile. La culture populaire n’a pas oublié non plus le crocodile, qu’il s’érige en logo d’une célèbre marque de sport ou sous les traits de Tic-Tac dans Peter Pan. Revigorant des figures stéréotypées, Rinck suggère une relecture du monde et des temps depuis son point de vue du XXIème siècle, taclant subtilement la barbarie du progrès et la primitivité du langage scientifique.
Par la combinatoire des symboles cryptiques ou des accessoires-attributs, les masses de pierre se voient augmentées d’un tour narratif et critique. Ces caractéristiques se décèlent dans Comedy (2022), où le masque est autant sympathique qu’ambivalent – est-il le masque d’un bourreau ou bien un masque tribal ? Est-il drôle, sacré ou terrifiant ? La façon dont la figure tient fermement dans son poing la poupée féminine n’a rien de rassurant… D’autres fois, Stefan Rinck pousse la stylisation dans des retranchements comiques, à la limite du cartoonesque. Monsieur Croc (2022), un petit crocodile aux yeux globuleux et au sourire hérissé de dents, portant sabots, appartient à cette catégorie. L’animal terrifiant est ravalé au rang de mascotte, son pouvoir menaçant tourné en ridicule. Corps vaguement humain coiffé d’une tête animale, la créature de Flashback (2022) relève encore d’une autre figure de style, celle de la personnification d’animaux, courante chez Stefan Rinck. Ces effets sont toujours efficaces, l’homme se reconnaissant souvent mieux dans des animaux caricaturés que dans ses propres congénères – Jean de La Fontaine nous a appris la leçon. La satire est ici encore augmentée d’un détail emprunté au registre de la bande dessinée : les yeux en spirale, couramment employés pour signifier la confusion ou l’état second. Accroupie, cette figure est déduite du bloc duquel elle a été dégagée, à la main, par l'artiste. Les traces de percussion sont visibles sur toute la sculpture, à l’exception des yeux et des dents soigneusement polis, faisant ressortir la brillance du matériau.
Stefan Rinck connaît parfaitement la sémantique des formes d’expression figuratives, qu’il emploie à des niveaux différents, mais toujours avec un dénominateur commun : un humour sarcastique et grinçant. Ses sculptures tirent aussi parti de la dichotomie : entre l'élégance du langage de ses symboles et la puissance brute de la pierre ; entre la légèreté d’un trait, d’une expression, tirée d’un dessin exécuté à la volée, et le long et patient labeur de la taille, auquel l’artiste s’adonne avec un réel plaisir. Et c’est bien le tour de force dont relèvent ces sculptures : savoir traduire, avec une apparente simplicité, une fulgurance caustique dans l’inertie de la pierre.
Pour boucler la question du temps évoquée précédemment, laissons à Anne Bonnin le soin de conclure. Dans le premier texte en français consacré à Stefan Rinck en 2017, elle soulignait que : « Ces sculptures sont ancrées dans le surréel plus que dans le réel, un surréel rocheux, qui est déjà-là, dans la nature, avant le regard humain qu’il contribue à former. Peut-être ces figures évoquent-elles ce temps où les non-humains parlaient, parce que les humains les écoutaient ? »
Laetitia Chauvin