Au cours de sa prestigieuse carrière longue de plus de quarante ans, l’artiste américaine Philemona Williamson a créé un ensemble d’œuvres suggestives et fascinantes qu’elle décrit comme des « poèmes visuels ». Passés au tamis de la mémoire, ses récits opaques rappellent la beauté, le drame et les aléas de l’innocence. Corps juvéniles, jouets, flore et faune flottent et s’ébattent dans des paysages oniriques aux couleurs vives. Mais la mémoire est une narratrice peu fiable et les histoires captivantes de l’artiste sont fragmentées, mystérieuses et ouvertes à l’interprétation.

Philemona Williamson a vécu et travaillé toute sa vie à New York et dans les environs du nord du New Jersey. Son talent artistique s’est développé dès l’adolescence. En 1969, elle a commencé à étudier l’art au Bennington College dans le Vermont. Là, elle se rend compte que l’abstraction américaine est valorisée, alors qu’elle-même est plus intéressée par la représentation de figures. Elle poursuit ses études à l’université de New York, où son intérêt pour la peinture figurative et narrative commence à s’épanouir. Elle s’imprègne d’œuvres d’artistes historiques tels que Piero della Francesca, Jérôme Bosch, Jacques-Louis David, Gustave Courbet, Diego Rivera, Paula Rego et Benny Andrews, qui nourrissent sa vision singulière. Au cours de sa carrière, Philemona Williamson a enseigné l’art dans plusieurs universités américaines, a reçu des bourses, de nombreuses subventions et des prix. Mais elle est avant tout une peintre et, au cours des trente-cinq dernières années, ses œuvres ont fait l’objet d’expositions individuelles et collectives dans des musées et des galeries à travers les États-Unis.

En tant qu’artiste afro-américaine travaillant aux États-Unis, elle a été contrainte de s’engager sur les questions politiques et historiques liées à la race et au racisme. Cependant, même si l’artiste a certainement connu le climat de ségrégation raciale de l’Amérique, son œuvre à plusieurs niveaux de lecture est enracinée dans l’expérience complexe de son enfance unique. Ses souvenirs l’ont inspirée pour examiner les thèmes communs de l’adolescence qui transcendent les frontières raciales et sexuelles. Elle le formule ainsi :

« Je pense que les personnes de couleur ne devraient pas être réduites ou définies par leur histoire. Notre histoire de résilience et de persévérance est une inspiration qui me donne envie de peindre et de développer mes propres récits. C’est le point de départ d’une multitude de possibilités pour créer des narrations qui vont bien au-delà de notre histoire récente, dans un avenir plein de possibilités (1). »

Les expériences personnelles de Philemona Williamson influencent les histoires qu’elle raconte. Une grande partie de leur contenu s’inspire des onze années formatrices qu’elle a passées dans une luxueuse maison de New York, où ses parents étaient employés à demeure. La famille grecque, riche et excentrique, avec laquelle la jeune Philemona Williamson a vécu, l’a adoptée et valorisée. Les filles adolescentes plus âgées la traitaient comme leur propre petite sœur. Dans la mémoire de Philemona Williamson, ces années sont magiques, remplies de musique, de jeux théâtraux et de nombreux drames familiaux. Le monde inhabituel dans lequel elle a baigné dans sa jeunesse continue d’inspirer ses compositions idiosyncrasiques. Cependant, ses peintures ne sont pas des illustrations ou des récits fidèles de son passé. Ce sont des fragments de souvenirs et de fantasmes qui forment leur propre univers, fascinant et déstabilisant à la fois.

Intéressée depuis longtemps par la danse et la chorégraphie, Philemona Williamson débute souvent ses compositions par un geste qu’elle assigne à l’un des personnages. Ces mouvements dynamiques – souvent maladroits, confus ou en lutte – capturent l’esprit d’une émotion. La peinture évolue ensuite autour de ce geste de manière non linéaire. Dans son tableau Sweet Dreams (2010), une jeune femme est étalée sur le dos, renversant une tasse et du lait, tandis que sa compagne s’appuie sur un présentoir à desserts. Dans ce scénario, même les petits gâteaux tombent à la renverse.

Ses toiles incitent souvent les spectateurs à résister au jugement que les adultes pourraient porter sur les personnages et à considérer plutôt leur sensualité comme faisant partie de la nature transitoire et instable de l’adolescence. Dans l’ensemble de son œuvre, des personnages aux différents teints, d’âges indéterminés et de genres non binaires sont engagés dans des jeux physiques qui frôlent souvent l’érotisme. Son œuvre soulève des questions essentielles. La notion taboue de sexualité adolescente fait-elle partie de son récit ? Ou ces idées sont-elles une construction sociale ? Dans des œuvres telles que Pink and White Honey (2017), Embroidered Dream (2021) et Here I Hold Becoming (2020), la physicalité des interactions entre les personnages laisse entrevoir une sensualité adolescente en ébullition.

Outre les figures énigmatiques qui interagissent dans ses compositions, des objets tirés de sa collection de jouets anciens, de poupées, de vêtements d’enfants et d’autres objets décoratifs apparaissent fréquemment comme des personnages de ses compositions. Des œuvres telles que Dislocation et Stored Memory (2020) représentent des poupées et des jouets dans des poses maladroites, engagés dans des récits qui font appel aux caprices de la mémoire. Quelles histoires ces jouets racontent-ils ? Les personnages adolescents sont souvent représentés en train de manipuler des jouets, dans une tension entre enfance et adolescence. Dans Red Buckled Shoe (2014), une jeune fille tient une poupée Topsy-Turvy, dont une moitié est noire et l’autre blanche (2). Personnage récurrent dans l’œuvre de Philemona Williamson, la poupée Topsy-Turvy est un jouet populaire américain du XIXe siècle qui s’inspire des dynamiques de pouvoir liées à la race, à l’esclavage et à la beauté de cette époque. Red Buckled Shoe, inondé de bleu, me rappelle le livre poignant de Toni Morrison, The Bluest Eye (1970). L’autrice afro-américaine y examine comment les normes de beauté aux États-Unis valorisent la blancheur, favorisent la haine de soi et la jalousie chez les jeunes filles noires. De la même manière, sur la toile, la figure peinte et la poupée mettent en scène les tensions identitaires susceptibles d’apparaître lorsque nous naviguons dans nos pensées, nos rêves et nos peurs par le biais du jeu.

Les compositions dynamiques dans l’univers de Philemona Williamson cartographient les zones grises et les souvenirs opaques de l’adolescence dans des couleurs luxuriantes et des formes exubérantes. Ses personnages sont entièrement autonomes, offrant des récits ouverts et posant plus de questions qu’ils n’offrent de réponses. Bien que Philemona Williamson soit une gardienne de la mémoire, elle en comprend les caprices et permet à ses personnages, animés ou inanimés, de garder leurs propres secrets. Dans son œuvre, la jeunesse est une expérience mystérieuse, sensorielle, voire sensuelle. Les somptueuses histoires qu’elle raconte naviguent entre le poids imminent de l’âge adulte et l’innocence pleine d’espoir de la jeunesse.


Dr. Adrienne L. Childs