Moffat Takadiwa est connu pour ses œuvres aux formes organiques, créées à partir d’objets récupérés dans l’une des plus grandes décharges du Zimbabwe aux environs de Harare. En détournant des produits de consommation courante, et en leur insufflant une nouvelle vie, Takadiwa dénonce les relations de pouvoir, économiques et politiques. Entre dénonciation et sublimation, ses œuvres font écho aux résidus de la domination coloniale, aux vestiges d’un monde ultra-globalisé, et aux enjeux écologiques de la surconsommation.
Par le biais de touches de claviers d’ordinateur qui envahissent ses compositions, Moffat Takadiwa accorde une importance fondamentale au langage. Tels des sons qui se déplacent, ses œuvres mettent dos à dos deux cultures : l’une issue d’une tradition orale, et l’autre d’un paysage ultra-digital sans cesse inondé par des flux de mots. Métaphores de la culture numérique, ces touches disloquées incarnent la nouvelle langue commune de l’internet, dépourvue d’une identité géographique et culturelle, et dont le vocabulaire ne cesse de se transformer et se codifier. En désossant des claviers QWERTY tel un alphabet devenu malléable, l’artiste prend surtout pour cible la langue anglaise, symbole de la mondialisation et de l’histoire du Zimbabwe. En réassemblant en permanence ces touches, libérées de leur contexte, l’artiste démantèle ce langage pour en créer un nouveau qui lui est propre, libre de toutes les contraintes politiques, économiques et culturelles d’un territoire, comme le font les générations nées dans l’ère post-digitale.
Dans une même volonté de construire de nouveaux récits, Takadiwa s’approprie et détourne des objets issus de pays occidentaux, surtout des États-Unis, qui s’infiltrent dans les modes de vie locaux. Apparemment proche du Pop Art, Takadiwa prend comme point de départ la consommation de masse. Dans le même temps, radicalement éloignées de la mouvance pop, ses œuvres n’imitent ni l’esthétique des marques, ni les procédés de la production industrielle. Au contraire, l’artiste intègre ces produits dans des tapisseries aux motifs zimbabwéens, et s’inspire de méthodes traditionnelles africaines de tissage et de vannerie de Hurungwe. Vues de près, ses œuvres laissent entrevoir des tubes vides de dentifrice Colgate, les poils avachis de brosses à dents, ou encore les bouchons usés de bouteilles de Coca-Cola. Vues de loin, ses œuvres s’apparentent à un assemblage de pierres précieuses, à des mosaïques luxuriantes, abondantes de couleurs. D’un objet usagé, délaissé, parfois répugnant, à un objet du désir, une transformation mystérieuse s’opère. Dans un acte provocateur et triomphant, Takadiwa s’empare ainsi des conséquences d’une domination économique et politique, en les ancrant dans une esthétique somptueuse et locale, et renverse les relations de pouvoir.
Défiant la narration occidentale de l’art, ses œuvres construisent une nouvelle cartographie de l’histoire moderne de l’abstraction. Son vocabulaire visuel, caractérisé par des formes géométriques, des motifs répétitifs et des structures sérielles, pourrait s’inscrire dans une stratégie de l’art minimal, mais en le subvertissant. Comme Theaster Gates dans ses Civil Tapestries, Takadiwa charge ses matériaux de sens et renverse la neutralité proclamée du minimalisme, en imprégnant ses œuvres d’un message politique et écologique.
Tout comme Gates, Takadiwa est un archiviste du monde contemporain. Cette obsession se manifeste dans sa démarche de collecte, première étape d’un long processus nécessaire à la confection de ses œuvres. Fruit d’un travail collectif, laborieux, presque performatif, ses œuvres sont loin d’une négation du geste et d’une dépersonnalisation du processus de fabrication inhérentes au courant minimaliste ou à la production de masse. Takadiwa accorde, au contraire, de l’importance au travail artisanal, devenu presque ritualisé. À l’inverse du principe moderniste de l’automatisation qui accelère le processus de production, les œuvres de Takadiwa affirment la nécessité d’entrer dans une nouvelle temporalité, qui serait celle d’un temps lent.
Un manifeste de l’Anthropocène, ses étoffes post-industrielles évoquent des paysages urbains ou ruraux vus du ciel, révélant l’empreinte géologique de l’Homme. Ces paysages abîmés, colonisés par des objets et devenus océans de débris, rappellent le vortex de déchets du Pacifique, sixième continent entièrement constitué de plastique et dont la surface représente six fois la France. Débordantes, proches du all-over de l’expressionisme abstrait des années 1950, ses œuvres sont intimement liées à la notion d’infini. C’est l’immensité des ruines produites par l’Homme que Takadiwa laisse paraître, celle d’une masse dans laquelle l’individu se retrouve emporté, noyé. Par cette esthétique de la décadence d’une croissance économique construite sur l’obsolescence programmée, sa pratique pourrait rappeler l’archéologie fictionnelle d’un Daniel Arsham, dont les sculptures visent à transformer des éléments contemporains en fossiles pétrifiés. À la différence d’Arsham dont le travail s’ancre dans un monde historique post-apocalyptique, Takadiwa installe ses œuvres dans un paysage de la réalité d’aujourd’hui. Tel un archéologue dans un monde de déchets, il pratique la fouille recherchant sans cesse les vestiges enfouis de notre société actuelle pour en dévoiler les paradoxes.
Takadiwa enracine la pratique de la récupération dans une tradition africaine. En rappelant les marchés de seconde main, très présents en Afrique subsaharienne, ses œuvres agissent comme une métaphore du fonctionnement de l’économie à Harare. L’artiste puise surtout son inspiration dans Mbare, banlieue de Harare caractérisée par ses grands marchés, et l’un des plus grands centres de recyclage et d’économie parallèle du Zimbabwe. Pourtant cruciale à la préservation de l’environnement et à la vie quotidienne d’une partie de la population, la pratique de la récupération s’est dissipée dès la fin du XIXe siècle dans les pays occidentaux. Les œuvres de Takadiwa appellent à considérer l’hypocrisie de certaines entreprises occidentales dont les stratégies de marketing utilisent l’upcyling pour justifier un comportement souvent trop peu écologique. En s’emparant de débris et en les réutilisant, l’artiste exalte la tradition africaine du recyclage, et sublime les déchets, en faisant d’eux une nouvelle richesse à exploiter et à valoriser.
Les œuvres de Takadiwa présentent une chronique poétique de la société contemporaine. À l’heure où la menace écologique est pressante et les nouvelles technologies transforment le monde tel que nous le connaissons, Moffat Takadiwa s’empare de cette actualité, l’incarne et la dénonce, sans pour autant sombrer dans le nihilisme. Formulant une critique décomplexée du monde, mais porteuses d’une aura presque totémique, ses œuvres traduisent une richesse et une prestance qui appellent à la méditation. En conférant aux déchets une dignité, en mêlant révolte et contemplation, elles laissent entrevoir une lueur d’espoir et de poésie face à une société fragile et menacée. Ses œuvres agissent comme des manifestes silencieux d’une révolution à venir.
Jérôme Sans