Keith Boadwee s’est-il assagi ? Sans aucun doute. Dans ses œuvres récentes montrées à la galerie Semiose, pas de gros plan sur son anus peinturluré ou sur son scrotum coiffant une poupée, pas de tableau abstrait réalisé en expulsant la peinture de son colon, pas même de performance impliquant du body painting. L’artiste n’a cependant pas renoncé à ce qui a fait sa réputation sulfureuse. Il a ajouté une corde à son arc – une peinture plus paisible – qui cohabite maintenant avec le reste de l’œuvre. Ces peintures-ci peuvent sembler bien inoffensives en regard de celles dans lesquelles il utilise son corps comme un médium pour parcourir l’histoire de l’art du XXe siècle, ou du moins des œuvres auxquelles il semble être attaché, esquissant ainsi une généalogie de son art. La principale nouveauté, me semble-t-il, est que son œuvre, qui a longtemps été essentiellement performative, portée par une envie iconoclaste, s’est concentrée récemment sur la pratique du dessin et de la peinture. Peut-être l’artiste est-il réconcilié avec des médiums et une histoire avec lesquels il a toujours eu un rapport aussi intense que polémique. Ce n’est donc pas tant une rupture qu’un développement logique de l’œuvre amorcée à la toute fin des années 1980.
Keith Boadwee est devenu artiste presque par accident, dit-il. Après avoir débuté des études de théâtre, il s’inscrit à UCLA, Los Angeles, en 1986, avec l’intention d’y étudier l’anthropologie. Mais, ayant commencé à peindre récemment, il se dirige finalement vers le département Art où il fait des rencontres décisives avec des artistes-enseignants : d’un côté, Paul McCarthy et Chris Burden, qui l’initient à l’art de la performance et de l’action, de l’autre, Roger Herman1, qui l’encourage à peindre. D’un côté, l’action, une attitude agressive, le goût de la transgression ; de l’autre, l’amour de la peinture et des techniques traditionnelles de création d’images, la croyance en leur validité. Ces deux signes apparemment divergents déterminent toute l’œuvre à venir. Boadwee aborde la peinture depuis la performance et utilise cette dernière – au sens d’art de l’action, qui engage le corps de l’artiste, l’expose, l’exhibe, le met à l’épreuve, bien plus qu’art de la scène –, pour bousculer la peinture et étendre son champ d’application. Parmi ses premières œuvres, Boadwee crée des scènes dans lesquelles il propose des adaptations théâtrales d’œuvres aimées. Dans ces tableaux vivants, documentés par la photographie, il reproduit grossièrement des tableaux (de Ludwig Kirchner ou Sigmar Polke, par exemple), s’y inclue comme personnage nu, le corps body painté2, dans un hommage loufoque à ces artistes. Le corps peint est pendant longtemps chez lui un outil parodique et critique au sens le plus littéral du terme : il utilise son corps comme support pour créer des images offensantes, hilarantes, dérangeantes. Il utilise aussi son corps comme outil de propulsion avec ses enema paintings : une façon de moquer mais aussi de poursuivre les grandes heures de la haute abstraction américaine et de l’action painting. Toutes ces œuvres, motivées par un désir de provoquer le public, bousculer la bienséance, ridiculiser l’art, sont parcourues par une pratique joyeuse et généreuse de la peinture et du dessin, auxquels il s’est consacré récemment de façon plus conventionnelle, sur toile et sur papier. Parmi ses œuvres les plus identifiables, on trouve des dessins scatophiles et urophiles mettant en scène des artistes barbus (Boadwee lui-même ou Vincent van Gogh ?), des chevaux, des grenouilles, mais aussi des toilettes-artistes, autant de créatures qui ont un goût marqué pour la peinture et les water sports, entre autres choses3. Comme Picasso, Dubuffet ou encore Mike Kelley avant lui, l’artiste sait puiser dans une enfance pas si innocente des qualités – la liberté, l’immédiateté – qui confèrent à son art une énergie et une candeur singulières.
Dans les tableaux réunis pour l’exposition The Shape of Water à la galerie Semiose, le bestiaire de l’artiste est réduit à trois animaux : la grenouille, le caniche et le poisson rouge. Pour une raison qu’il ne saurait expliquer, Boadwee voit la grenouille comme un alter ego4. Dans ce cas, le caniche est sans doute une représentation du modèle ou de la muse5. Quant au poisson rouge, toujours la clope au bec, peut-être nous représente-t-il nous, spectateurs et spectatrices. Ne sommes-nous pas exactement dans la même position face au tableau, ne pouvant faire autre chose que regarder vers l’autre côté du miroir (through the looking glass) ? Cet autre côté, chez Lewis Carroll, est comme un double en deux dimensions de notre monde, où tout est inversé – non seulement l’espace, mais aussi les valeurs –, situation propice à toutes les inventions destinées à amuser la petite fille. Boadwee a substitué le verre au miroir et placé au centre de nombreux tableaux un vase, un verre à cocktail, un aquarium, des récipients en verre transparent, remplis ou non d’eau ou de vodka Martini, qui lui permettent de déformer les figures qu’il peint, comme dans un palais des glaces, ces infinity rooms de fête foraine où l’on perd ses repères, se cogne contre les vitres, s’amuse à se voir soudain géant, puis minuscule – version populaire et enfantine du dérèglement des sens. L’artiste peut alors exagérer, par exemple, la schématisation du caniche en formes géométriques simples – boules- pompons des pattes, du nez, des touffes qui ornent la queue et coiffent la tête. Il peut aussi complexifier l’image de façon tout à fait fantaisiste, inventer des déformations des animaux vus à travers l’eau, ou des ombres qui n’obéissent à aucune loi connue. S’il se balade du côté de l’abstraction spirituelle (Hilma Af Klint ou Agnes Pelton par exemple), comme l’indique le titre donné à quelques tableaux, ce n’est pas par conviction religieuse6, mais plutôt pour le plaisir de jouer avec les formes, donner libre cours à son imagination, se laisser aller au plaisir du décoratif, tout en poursuivant son aventure iconoclaste et humoris- tique. Toutes les œuvres de Boadwee sont cum grano salis (avec un grain de sel) – rigolardes avec un zeste de désespoir. Ici, des animaux inoffensifs se livrent à des jeux dérisoires tout en nous regardant le plus souvent droit dans les yeux. Dans ses Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard dit des femmes des tableaux de Manet qu’elles nous regardent et semblent dire « je sais à quoi tu penses ». À quoi pensons-nous quand un poisson rouge nous interpelle de ses yeux inexpressifs ? Que pensons-nous de ces portraits solitaires ? Sont-ils joyeux ou tristes ? Et nous ? Joyeux ou tristes ? Heureux ou malheureux ?
Vincent Simon
1 Artiste allemand qui a émigré en Californie en 1977. Considéré comme un néo- expressionniste de la Côte ouest, il fut et est toujours une figure importante de la scène artistique de Los Angeles.
2 Un format qui évoque un folklore hippie qui n’a jamais vraiment percé dans les collections des musées d’art moderne, à l’exception de quelques œuvres de Yayoi Kusama – une proximité qui ne déplairait sans doute pas à Boadwee.
3 Nicole Eisenmann, amie de longue date de l’artiste, l’a invité à partager les espaces de la Flag Art Foundation (New York), où il a montré un ensemble de ces dessins l’hiver dernier.
4 Il serait risqué de tenter une explication, mais peut-être est-il possible d’oser quelques associations : Kermit the Frog dans le Muppet Show, ou bien la grenouille qui mène la danse dans le clip de Love is All de Roger Glover, ou encore Crazy Frog qui, comme la grenouille de Boadwee, avait un pénis qu’elle a perdu pour ne pas choquer le public américain. Toutes ces grenouilles se font remarquer par leur esprit d’initiative.
5 Comment ne pas se rappeler des caniches de General Idea, prototype de l’animal domes- tiqué, civilisé, artificialisé ? Un animal efféminé en comparaison de la bête dangereuse et rugissante évoquée par le nom de « fauve ».
6 Né et élevé dans une famille baptiste du sud des États-Unis, tenante d’un ascétisme religieux peu propice à l’épanouissement d’un jeune homme gay, Boadwee ne partage pas les élans spirituels de nombre de ses compatriotes.
Vincent Simon est éditeur de livres d’art et de magazines. Il est également critique d’art et directeur de la Paris Ass Book Fair, Paris (FR).