C’est l’histoire d’un canard tout surpris de voir à ses côtés un humain chausser des palmes pour s’apprêter à plonger (Untitled, 2023). Le chien pressé de Fast Puppy (2023) espérait être plus rapide que celui de Giacomo Balla (Dynamisme d’un chien en laisse, 1912), avec un nœud élégant au bout de sa queue. Le cygne, quant à lui, se prenait pour une autruche, enfouissant sa tête dans le sol à la recherche d’un ailleurs, ayant laissé derrière lui quelques plumes et un ensemble de lignes à peine reconnaissables, avant de faire croire qu’il avait disparu parce qu’il s’était caché les yeux (Other Worlds, 2023).

Scenes from Painterhood, la première exposition de Jose Bonell à la galerie Semiose tient son titre d’une œuvre pour piano de Robert Schumann (Kinderszenen ou Scenes from Childhood, 1838). Il y a quelque chose des visions d’enfance dans la peinture de Jose Bonell, de ces visions limpides dont la raison échappe parfois aux adultes que certains enfants sont devenus. Et cette enfance vient aussi de celle du peintre.

Dans son adolescence passée entre deux villages de la côte catalane, c’est par la photographie que Jose Bonell a d’abord été attiré, fasciné qu’il était par Henri Cartier-Bresson. Puis la découverte de l’histoire de la peinture a été une révélation. Un an après avoir acheté son premier appareil, il l’a remplacé par des pinceaux. Il n’avait plus besoin d’attendre l’instant décisif. De cette école de l’image, peut-être a-t-il cependant conservé le goût de ces scènes fugitives, comme des visions. Il dessine peu, tout juste quelques esquisses dans des carnets. La performance se passe sur la toile, dans l’énergie de sessions uniques de travail, avec des gestes rapides et enlevés, comme dans la peinture japonaise, avec une matière légère qui évoque l’aquarelle, même s’il s’agit de peinture à l’huile. En général, une toile en amène une autre. Et ce flot de la peinture va avec celui du rêve.

À cela, Jose Bonell ajoute son goût des mots, qu’il dessine parfois en toutes lettres sur la toile, comme sur ces tableaux noirs d’écoliers pointés par une foule de mains, sur lesquels on peut lire par exemple les légendes d’une maison merveilleuse qui y est dessinée (The Lesson, 2023). « Dream » est-il écrit en grains de riz, dans un autre tableau, par des mains qui tiennent des baguettes (A Dream, 2023). « A dream is a dream is a dream », dirait peut-être Gertrude Stein à la vue de ce spectacle. En tout cas, ceci n’est pas un bol de riz. Jose Bonell se berce également du réalisme magique dans la littérature fantastique sud-américaine, des textes de Silvina Ocampo, de Jorge Luis Borges et de Julio Cortázar, mais aussi de Max Jacob et de Pierre Reverdy. Cette guitare qui pleure, sur laquelle jouent plusieurs mains, est un hommage silencieux à Federico García Lorca (Agua para Federico, 2023).

Jose Bonell se présente lui-même comme un conteur – d’histoires de peinture. Il aime peindre des mains soignées de femmes fatales aux ongles rouges, des mains habiles à la recherche du plaisir du corps et du plaisir de la peinture (Le Plaisir, 2023) ; des mains désinvoltes qui font un avion en papier sur lequel elles ont écrit « Futur » (Future, 2023) ; une main inquiétante couverte de fourmis (Andalou Malady, 2023) en souvenir du film de Buñuel et Dalí, Un chien andalou (1929). Ce sont des mains aux formes souples, presque sinusoïdales. Elles font l’effet du vent, celui qui fait aussi voler les rideaux que l’on tire pour voir la lune (New Moon, 2023).

Les autoportraits sont nombreux, d’un peintre qui se cache, ne montrant de lui qu’une panse sympathique, à ce que l’on peut en juger par les boutons de chemise dans un certain état de tension (Deep Sleep, 2023). Il y a une charge étonnamment émotionnelle dans ces étranges compositions, quelque chose du Bœuf écorché (1655) de Rembrandt, qui aurait rencontré les yeux solitaires du surréalisme, images d’un mystère que des doigts indiscrets chercheraient à percer. Jose Bonell peint les émotions qui explosent, comme cette fuite d’eau qui sort brutalement d’un tuyau (Open Leak, 2023). À l’humour, il joint une bonne dose de dérision. Self-Esteem (2023) représente l’un de ces autoportraits en buste et sans tête, la toile est posée sur un chevalet, et des mains tirent à bout portant, sur ce nouvel empereur Maximilien, la forme d’un cœur en plein cœur. Dans un autre tableau, c’est tout simplement de la peinture qui coule depuis les blessures qui trouent la peau du peintre (Painter’s Blood, 2023), et dans un autre encore, des touffes d’herbe sèche (The Straw Man, 2023) : un homme de paille qui crie que la peinture est un leurre.


Anaël Pigeat