Les artistes de cette exposition sont guidés par la pratique d’une même technique : l’eau et le pigment. En cela, ils font partie d’une même famille, cherchant à travers le mouvement de l’eau sur le papier un art de la sensation et de l’imaginaire, un art corporel et sensuel. La représentation du corps dans la pratique artistique a subi de multiples transformations. Les crises politiques et économiques métamorphosent le corps en un corps politique et social, il ne s’exprime plus dans son rapport physiologique. Le virtuel aurait, depuis quelques années, tué l’organique. Depuis peu cependant, le rapport à l’image change et il est à nouveau possible de convoquer le corps à travers la narration, l’émotion, le songe. Les artistes rassemblés ici expriment une effervescence, une urgence à montrer la dilution des récits, à traduire une réalité subjective qui s’apparente à une vision onirique, entre abstraction et figuration. Il s’agit d’une réalité que l’on ne se figure qu’une fois les yeux fermés, car leur pratique est avant tout l’espace du rêve.

L’aquarelle est liberté, liée au mouvement et elle fait preuve d’une certaine désinvolture. Elle naît d’un geste, d’une danse, entre le contrôle et le laisser-aller. Il existe une part d’imprévu entre le tracé et la décantation. Les artistes jouent, font apparaître, recouvrent, tracent, mais avant tout ils laissent faire. Le lâcher prise est inhérent à l’aquarelle. Tôt ou tard le geste sèche et advient la surprise dans la découverte du dessin final. Il y a plusieurs temporalités dans l’aquarelle. L’immédiateté fait corps avec l’attente. Il s’agit véritablement d’un accident maîtrisé. L’aquarelle donc échappe : à la fois à l’artiste, au temps, celui du séchage puis des saisons ; s’il fait chaud, humide ou très froid elle ne réagira pas de la même manière.

L’encre laisse place à la transparence, à la luminosité, elle peut-être veloutée, quelquefois presque invisible cependant elle sait aussi paraître crue et criarde. De temps à autre, elle est cernée d’un contour et parfois c’est le pinceau qui dessine à même la feuille. C’est quelquefois une véritable mixture : encre, sel, thé, nourriture, moisissures. Elle n’est pas toujours tendre : elle tire le papier, s’empare de lui, le gonfle, coule à travers lui. Il est loin le temps des aquarelles de Pierre-Joseph Redouté tout en préciosité soignée. Aujourd’hui, les artistes tentent de dompter cette technique charnelle pour en faire l’expression de leur réalité.

Entre précision et dilution organique, les oeuvres de cette exposition racontent le corps. L’aquarelle est parfaite pour dire le corps, elle permet la représentation de la peau dans ses jeux de transparence. Ses couleurs traduisent le sang, les muqueuses et les organes. Comme la peau, l’aquarelle est mouillée puis séchée. Le corps est souvent représenté en autoportrait, comme dans l’oeuvre de Fabien Verschaere qui se dessine entouré d’une foule de personnages mystérieux, mi-hommes, mi-animaux, au sein d’un univers grouillant. Parfois le corps est montré entièrement depuis ses extrémités, comme chez Barthélémy Toguo qui représente un homme dont les mains et les pieds sont des cercles, planètes ou cellules et où l’étrange cohabite avec le merveilleux. D’autres fois, le corps est entre-deux, comme chez Françoise Pétrovitch, où les jeux de masques peuvent être autant divertissement que dissimulation.

Les aquarelles de Chloé Julien dessinent quant à elles un espace corporel contorsionné qui se propage, déborde, se dérobe et entre en fusion. Son corps est sans organe il n’est habité que de l’âme. Isabelle Lévénez joue également de la fusion et de la propagation, elle dessine des figures sans yeux, toujours en position de transmission. Anne Ferrer peint quant à elle l’intérieur d’un corps mi humain, mi animal, mi végétal. Le corps peut aussi être montré à travers le processus créatif, comme chez Pauline Bazignan qui grâce à un protocole précis s’apparentant à une danse, crée des formes cellulaires traversées de lumière. Vincent Bizien nous propose une lecture fantomatique et inquiétante du corps, tandis que Florence Lucas raconte l’histoire de trois personnages costumés, endimanchés, dansant.

Enfin, Louise Bourgeois fait apparaître le corps créateur, celui de la femme dans tout ce qu’il a de fascinant et troublant. Dans les oeuvres de cette exposition, le corps s’exprime et s’il dégouline, s’étire et se métamorphose il sait aussi être doux, drôle et rêveur. « Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. » Michel Foucault, Le corps utopique, 1966.

Clara Daquin, commissaire d’exposition et critique d’art