Artiste majeur de la scène contemporaine, Laurent Le Deunff trace depuis ses débuts une histoire sensible avec la nature et ses éléments, sans jamais les prendre comme un prétexte de sujet, mais plutôt en faisant corps avec eux par l’entremise de la matière, qu’il dessine ou sculpte. Ses oeuvres convoquent le façonnage primitif de la matière, l’objet-totem et la tradition de la sculpture classique ; elles oscillent entre l’imagerie savante et vernaculaire. Curatrice de l’exposition et textes : Elsa Bezaury
Laurent Le Deunff est un collectionneur d’objets naturels, de naturalia, et ce goût le rend sensible à l’esthétique des cabinets de curiosités. Il a longtemps évité cette tendance dans la présentation de son propre travail, sans doute trop littérale par rapport à ses créations. Pour ses dernières expositions il a fait le choix de jouer avec la scénographie et de produire une atmosphère autour de ses œuvres, pour les enchâsser dans un décor qui imite un environnement naturel, brouillant les pistes entre Nature et Culture. Le Cellier, en sous-sol et tout en longueur, est l’espace idéal pour tenter un jeu total avec les codes de la tradition classique de l’exposition. L’espace souterrain renvoie à cet imaginaire du secret, presque sacré, de la grotte des origines et à l’idée de trésor enfoui, tandis que la forme allongée de l’espace rappelle les premières galeries artistiques et autre studiolo de la Renaissance. Les œuvres renvoient ainsi à l’origine commune des expositions artistiques, celles des mirabilia, ces collections d’objets médiévales et renaissantes, qui présentaient indistinctement des objets fabriqués par l’homme et des éléments issus des milieux naturels. Ces objets avaient en commun d’être merveilleux et de refléter la fascination des hommes pour la richesse matérielle. Or les œuvres de Laurent Le Deunff abrogent les frontières entre « la curiosité, portée par le merveilleux » (1) et la démarche rationaliste de la tradition classique des arts et des sciences. Ils sont les fantômes de ces mirabilia retrouvés.
Parmi les œuvres présentées par l’artiste, on retrouve ses deux pratiques fétiches, qui se répondent et se complètent depuis toujours : le dessin et la sculpture. Le dispositif de présentation signifie en lui-même la présence d’une matérialité, l’art, que nous avons porté au pinacle dans notre culture occidentale. Mais ces œuvres nous renvoient également à tout ce que notre construction culturelle a tenu éloigné de nous, la possibilité de voir dans l’élément naturel un autre langage, une autre manière d’être au monde.
Les œuvres de Laurent Le Deunff nous rappellent que la reproduction du visible, par le volume, le trait ou toute autre technique, a été le geste fondamental d’appropriation du monde par l’homme. La production matérielle d’objet a été et reste un acte de connaissance du monde : « ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas compris », disait Goethe. C’est aussi une autre manière d’activer la notion de pensée sauvage, développée par Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage paru en 1962, et qui postule que la pensée ne passe pas uniquement par des abstractions, des concepts et le langage parlé, mais qu’elle s’incarne dans des formes et des gestes, dans un langage du corps. Ce que nous affirment les oeuvres de Laurent Le Deunff, c’est que l’art contemporain est un formidable vecteur de compréhension innée du monde. Car si « le savoir consiste à constituer des collections de singularités évocatrices » (2), alors l’art est bien un des moyens dont l’homme dispose pour comprendre son unité.
1. Stéphane Van Damme, « La curiosité histoire d’un mot », dans Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 1 ; De la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2015, p. 136-137.
2. Marcel Granet, La pensée chinoise, Paris, 1934