« Ce qui est certain, c’est que l’artiste est de moins en moins lié·e à une oeuvre matérielle. La production artistique, pour paraphraser Duchamp, tend à se dématérialiser jusqu’à devenir la vie elle-même. Ce qui pose la première question, celle du statut de l’oeuvre. Une oeuvre est une production matérielle ou immatérielle, un objet symbolique, propriété de son·sa auteur·e1».

La saison 2020-2021, conçue avant la crise sanitaire, est guidée par le fil conducteur de l’empathie. La programmation du centre d’art se déploie dorénavant sur ses deux sites, la maison des arts et la supérette. Elle prolonge des axes de réflexions parfois silencieux mais structurants. Ainsi, tour à tour elle applique et trouve son inspiration autour des notions de temporalités ralenties, de valorisation de savoir-faire divers et manuels, de réponses écologiques claires et mises en pratiques. Elle révèle des outils de transmission renforcés pour tous les publics et trouve son rythme auprès d’une attention accrue aux statuts des auteur·e·s, ceux·celles-là mêmes qui fabriquent l’histoire et les usages du centre d’art depuis sa création.
L’exposition « picturalité(s) », inaugure ce qui va traverser la saison et ses ambitions. Elle s’intéresse à la diversité des pratiques picturales actuelles et présente sept auteur·e·s, dont un duo : Sylvain Azam, Amélie Bertrand, Émilie Brout & Maxime Marion, Terencio González, Maude Maris et Agnès Thurnauer.

L’époque dans laquelle nous vivons, en permanence soumise à la recherche de croissance, de consommation, de performance, est marquée par les révolutions technologiques, écologiques, politiques, géopolitiques. En réponse à la densité – anxiogène ou dynamisante – de cette ère que nous traversons, les auteur·e·s, toujours plus engagé·e·s et avides d’inventer des possibles, investissent des processus de co-création, créent et diffusent des systèmes de connaissance, des formes de savoir, ainsi que des modes de production alternatifs. À partir de ces constats, l’exposition « picturalité(s) » souhaite offrir un temps de pause favorisant la contemplation et l’observation ; tout en s’intéressant à la manière dont les objets et savoir-faire (du quotidien, de la sculpture, de l’architecture, de l’artisanat) se transposent dans la pratique de l’art pictural.

Telle une échappée vers l’imagination et le rêve, « picturalité(s) » plonge dans les réserves d’ateliers en choisissant de s'appuyer sur une production dormante, sur « ce qui existe déjà » plutôt que sur la commande de nouvelle oeuvres. En ce sens, dédier la totalité du budget de l’exposition à la rémunération des auteur·e·s et aux droits de représentation des oeuvres est un choix assumé, afin de mettre en avant les temps nécessaires à la création, souvent non rémunérés, comprenant les moments de réflexion, le processus créatif, l’élaboration de l’oeuvre...

En prenant comme point de départ ce qui les entoure et en collectant ce qui s’y trouve (objets, images, du web, documentaires, scientifiques…), les auteur·e·s présenté·e·s intègrent, à un moment de leur production, les éléments récoltés.

Pour certain·e·s, la démarche est celle de la distanciation et de l’agencement. Chez Maude Maris, l’œuvre résulte d’un protocole de recherche précis : elle chine des objets, les réunit, les moule, crée une composition photographique et, étape ultime, réalise le tableau à partir de celle-ci. Au fur et à mesure, la forme initiale se dévêtit de son origine, créant un paysage énigmatique et enveloppant. Amélie Bertrand crée également des compositions complexes échafaudées avec minutie. Une fois les images collectées, l’auteure réalise des esquisses numériques de ses tableaux sur Photoshop, logiciel qui lui permet d’utiliser une multitude de calques et de fabriquer un millefeuille d’images aux motifs variés (piscine, fenêtre, damier, palmier, végétaux). Puis elle utilise des bandes adhésives et des pochoirs, pour n’appliquer ensuite qu’une seule couche de peinture.

Pour d’autres, la démarche est celle de l’intégration des éléments de recherche dans les dispositifs de monstration, faisant partie intégrante de l’oeuvre. Sylvain Azam « s’approprie des images médicales de visions d’insectes devenues motifs pour ses peintures » : la toile se métamorphose en théâtre circulaire, invitant le spectateur à s’installer en son centre. Cette approche lui permet, notamment, d’interroger le dispositif de la peinture et de rompre avec la frontalité qui y est habituellement associée. Terencio González, quant à lui, récolte, au gré de ses séjours en Argentine dont il est originaire, des fonds d’affiches monochromes, où les slogans populaires ont pratiquement disparu, en vue de les coller ensuite sur la toile. Au préalable, il peint volontairement le tissu marouflé d’une peinture blanche, initialement utilisée par les peintres en bâtiments. Cette association convoque l'idée d'un geste simple et revisite le minimalisme dans l'histoire de la peinture. Chez Agnès Thurnauer, le texte est le vecteur du travail et entame un dialogue entre langage avec l’histoire de l'art. À l’instar d’une typographe, l’auteure dessine son alphabet et le transforme en installation et/ou sculpture, en fonction du dispositif qu’elle aura choisi. Quant au duo formé par Émilie Brout et Maxime Marion, il n’hésite pas à détourner un objet industriel de masse : le téléphone portable. En le métamorphosant comme toile accueillant la peinture, les deux auteur·e·s se jouent du statut et de l’usage contemporain du smartphone.

A contrario des habitudes du centre d’art, la scénographie pensée pour « picturalité(s) » propose de s’effacer. Cette volonté de neutralité invite le·la regardeur·euse à une promenade solitaire ouvrant la rencontre et l’observation à une discussion intime. Mettant l’accent sur les usages contemporain de la peinture, le titre de l’exposition aurait ainsi tout autant pu être : « la rêverie – paysage physique et mental ».


Commissaire d'exposition : Aude Cartier

Artistes : Sylvain Azam, Amélie Bertrand, Emilie Brout & Maxime Marion, Terencio González, Maude Maris et Agnès Thurnauer



1 Émilie Moutsis, intervention du 7 mai 2019, extrait du rapport du SODAVI Île-de-France, Phase 02 Concertation, « Le Parcours des artistes – Perspectives », en ligne.