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                                                                                                                        “En paix, nous menons nos labeurs
Mon matou blanc et moi.
Nos arts nous donnent du bonheur
J’ai le mien, il a le sien.”
Pangur Ban, poème irlandais du IXe siècle

“J’avance l’hypothèse que les chats commencèrent comme compagnons
psychiques, comme familiers et n’ont jamais dérogé à leur fonction.”
William S. Burroughs, Entre chats, Christian Bourgois éditeur, traduction Gérard-Georges Lemaire

 

Les deux lions qui gardent la bibliothèque publique de New York s’appellent Patience et Courage. Maints châteaux et musées, maintes chambres fortes et tombes possèdent un ou deux farouches félins pour protéger leur entrée. Les chats, gros ou petits, se sont de tout temps placés en protecteurs de ces choses que nous, les humains, estimons. De multiples théories expliquent comment ces chasseurs sauvages ont évolué de féroces prédateurs en des animaux domestiques choyés. La plus populaire est que les hommes devenus agriculteurs ont eu des surplus de grains que les rongeurs aimaient dévorer, tandis que les chats excellaient à la chasse aux souris dans les greniers. Ainsi se serait formé un durable lien symbiotique inter-espèce.

Mais je préfère le postulat de Burroughs. Nous sommes connectés psychiquement aux chats. Ils sont des guides et des gardiens, des dépositaires d’affection et de singuliers compagnons, leur soyeuse élégance languide et leurs yeux lumineux, leurs dents de prédateur et leurs griffes rétractables leur confèrent un attrait certain. Tout comme leur esprit particulier et leur tendresse facile. Les humains aiment se considérer comme l’espèce la plus intelligente sur la planète, mais je suspecte les chats, bien que parfaitement capables de survivre dans la nature, d’avoir trouvé quelques hominidés admiratifs, si ce n’est esseulés, prêts à faire tout le boulot à leur place.

Et voici un chat, le chat, le félin compagnon de l’artiste Laurent Le Deunff, Grelot, délicatement dessiné au crayon, qui préside et garde, conseille et signale, au côté de mystérieuses sculptures, toutes réalisées par l’artiste. Ensemble, ils constituent de mystérieux indices dans le continuel mystère des œuvres de Laurent, leurs jeux sur les sens et les matériaux, les références et les reflets (les animaux y batifolent souvent mais pas toujours). Grelot est le témoin de toutes les luttes et de tous les récits poursuivis dans l’atelier. Il serait tentant de raconter une histoire depuis la perspective spécifique du chat, mais je préfère m’inspirer de Laurent.

Plutôt que d’oser un conte anthropo-centré, il est mieux de simplement reconnaitre, admirer et admettre le fait que Grelot est là à regarder et de remercier ce félin d’épauler, de monter la garde, d’être vraisemblablement un tendre compagnon, présent à tous les labeurs de l’art. Grelot, si l’on en croit Burroughs, est un familier psychique prêtant à l’artiste des visions plus profondes qu’il n’aurait pu avoir seul.

Il est relativement simple de décrire les œuvres de Laurent. Des dents de requin taillées en bois. Des figures pop sculptées dans des crottes de dinosaure fossilisées. Des dessins fouillés de copulations d’animaux. Des reliquaires dessinés d’après nature ou des matériaux naturels servant à re-présenter ce qu’il est possible par de subtiles allusions. Mais curieusement, leurs doubles sens et rébus sont plus ardus à repérer. Et là, dans cette clairière, avec tapis de feuilles et arbres et bassin miroitant, au contraste enchanteur avec les autres œuvres installées comme dans une galerie, les deux mondes co-existent mais restent fermement ancrés dans leurs différences.

En creusant l’œuvre de Laurent Le Deunff, j’ai découvert (à la faveur d’une de ses suggestions) une réplique authentique d’un phallus double trouvé dans les Gorges d’Enfer en Dordogne, une cave paléolithique habitée, probablement par des hommes de Cro-Magnon. L’original, sculpté dans un bois de renne, a été dupliqué en résine et est en vente sur une boutique en ligne. Bizarrement, le fabricant a doublé sa taille. “Peut-être a-t-il une fonction simple et pratique ? Peut-être est-ce un godemiché ? Il peut être détaché de son socle en bois pour être pris en main et admiré.” vante le site.

Je suis très tenté d’acheter cette copie de jouet érotique paléolithique. C’est la pièce manquante au puzzle de ma vie, dont j’ignorais l’existence jusqu’à ce que ce phallus surgisse de mon écran dans un espace existentiel de ma vie ; une serrure, de la taille exacte de ce godemiché préhistorique, et que je n’ai pu ouvrir que grâce aux références osées et aux sens improbables révélés à moi par Laurent.

Les allusions espiègles de l’artiste se percutent et s’emmêlent avec un sens de l’humour bien spécial. Les mythes deviennent kitsch, se transforment en sculptures puis échouent dans le fond de délicieux dessins en grisaille. Ce qui a commencé par un requin chassant dans la forêt pour le film hypothétique titré “Requin de bois”, devient une sculpture de dents de requin en bois, seulement, peut-être, pour trouver son issue dans une installation produite par l’artiste. Laurent résout d’anciens mystères avec des significations modernes, ou bien dénoue des dilemmes existentiels d’aujourd’hui avec d’anciennes méthodes, ou les deux, les uns et les autres se mélangeant et se tenant en tension.

L’une des sculptures de Laurent m’a envoyé dans le terrier de lapin qu’est l’Internet pour tout apprendre d’un jeu télévisé très populaire en France, Fort Boyard. Des défis de toutes sortes, épicés de pseudo-mysticisme, dans un fort qui n’a pratiquement jamais été utilisé militairement mais qui, flottant comme un île de pierre imposante, semble avoir été spécialement construit pour un jeu télévisé jalonné de défis physiques. Au centre du divertissement se trouve une tête de tigre ronronnant depuis son piédestal. Et le voilà, à nouveau, surveillant et nous défiant avec sa formidable figure. Accessoire de pacotille, ce tigre, sous les mains de Laurent nous fait de l’œil depuis d’anciennes coutumes oubliées et depuis la télévision d’hier. Les deux en même temps, avec une grâce féline que Grelot aurait, je l’espère, apprécié.

Andrew Berardini

 

Andrew Berardini (né en 1982 en Californie, vit à Los Angeles) est un contributeur régulier de Artforum, Spike, et ArtReview et rédacteur pour Mousse, Art-Agenda, Momus, et l’Art Book Review. Il est le récipiendaire d’une bourse Warhol/Creative Capital et de la bourse curatoriale 221a. Professeur à la Mountain School of Arts depuis 2008 et au Banff Centre depuis 2014, ses recherches portent sur l’écriture artistique en tant que forme littéraire, la couleur, la subjectivité radicale, la résistance extatique, le romantique, les chimères littéraires, la corporéalité, le langage comme incantation, la porosité entre fiction et réalité, la culture underground, l’érotisme de l’art et l’histoire esthétique de la Californie.
Il est aussi rédacteur et commissaire d’expositions occasionnel au MOCA de Los Angeles (US), au Palais de Tokyo à Paris (FR), et au Castello Di Rivoli à Turin (IT), ainsi que récemment co-commissaire de la deuxième Lulennial à Mexico City (MX). Précédemment, il a occupé des fonctions curatoriales à LAXART et à l’Armory Center for the Arts (Los Angeles) et a fait partie de l’équipe éditoriale de Semiotext(e). Il est l’auteur de Danh Vo: Relics (Mousse, 2015) et termine actuellement un livre sur la couleur et un autre sur les manières d’être un artiste non-professionnel.


Les œuvres Totems et Phasme (2020) ont été produites avec la participation du Centre national des arts plastiques (avance remboursable).

Jardin par Lundi Fleuri