Françoise Pétrovitch m’a dit un jour que c’était pendant leur réalisation qu’elle aimait le plus ses œuvres, contredisant le principe selon lequel une soupe ne se mange pas aussi chaude qu’elle a été préparée. Immédiatement exécutées, immédiatement savourées. Cette peinture faite d’un coup, sans repentirs ni retours ou superpositions laborieuses, glisse sur le support avec la facilité d’une main habile. Le geste de Françoise Pétrovitch est celui du bien fait artisanal, de la main qui connaît son outil et son médium. L’aisance manuelle est réitérée d’une œuvre à l’autre, chacune reprenant le geste accompli pour en jouir à nouveau. À voir ce plaisir glissant, on en oublie que Françoise Pétrovitch a été formée à la gravure, art du raclage et du grattage où l’instrument s’enfonce plus qu’il ne glisse. Comme si la peinture à l’encre ou à l’huile était une libération, un relâchement de la tension éprouvée par la main qui grave. « Je travaille “avec” les aventures de l’encre, pas “contre” – comme dans le cas de la gravure. ».

Formée en arts appliqués, l’artiste en a gardé une attention particulière au savoir-faire technique. Elle exploite les spécificités de chaque médium tout en transposant, traduisant les procédés de l’un dans l’autre. Le travail sur toile reprend les effets de l’œuvre sur papier, comme l’usage de la réserve qui se trouve alors matérialisée par une peinture blanche. Sur la feuille de papier, la réserve fait office de dessin, de contour, et cette limite entre le peint et le nonpeint est une frontière indépassable. C’est dans la maîtrise de la réserve que se distingue cette main habile, dessinant dans la couleur avec les trouées de blanc, comme dans ces enfants au squelette où l’ossature apparaît en réserve à l’intérieur des lavis. De la même manière, dans la figure du Fumeur, tout l’intérêt iconographique réside dans cet effet formel de la fumée qui traverse et fracture le visage d’un éclair blanc. Dans cette peinture liquide, la réserve est la partie solide, fixe, immobile, encerclée ou encerclant les eaux mouvantes de l’encre. On ne sait jamais vraiment si c’est elle qui limite les étendues d’encre ou si c’est l’encre qui détermine les plages laissées libres.

Dans les peintures à l’huile, réalisées récemment dans l’atelier normand de Verneuil-sur-Avre, les blancs sont les zones les plus denses de l’œuvre, comme dans Lucie (2020) et Aveuglé (2020) où l’opacité du blanc est redoublée par ces mains qui masquent les visages, annihilant leur individualité. Chez Françoise Pétrovitch, il n’y a jamais de portrait (même dans Lucie, qui représente pourtant la fille de l’artiste). Ces portraits-qui-n’en-sont-pas présentent des visages aveuglés par des mains opaques à la blancheur de plomb. Un dessin au trait rouge, typique du travail de l’artiste depuis une quinzaine d’années, intervient dans le blanc pour cerner mains et visages. On le retrouve également dans la série des insectes, inspirée des peintures faussement scientifiques qui jalonnent l’histoire de l’art. Adoptant des formats inhabituellement petits, Françoise Pétrovitch quitte le monde des humains, des oiseaux et des mammifères pour celui des insectes, ces derniers introduisant le monde végétal dont ils sont organiquement et mimétiquement proches.

Fidèle à l’encre et au papier, Pétrovitch n’en déjoue pas moins leurs limites par un agrandissement des formats à l’échelle de la peinture sur toile, voire de la peinture murale où le dessin intervient sur une surface blanche illimitée. Une amplification formelle accompagne cet élargissement du support. Évitant les concentrations, le grand format permet une extension de la fluidité de l’encre, dans un univers sans horizon ni profondeur. L’œuvre de Françoise Pétrovitch joue des effets de la peinture, mais ce sont des effets sans spectacle. Il n’y a ni coulisses ni arrière-plan. Tout est visible. La peinture ou l’encre forment un voile que l’on peut soulever, redoublant ainsi la transparence d’une peinture qui ne cache rien, pas même cette angoisse dissoute dans la virtuosité manuelle.


Choghakate Kazarian


Choghakate Kazarian est conservatrice du patrimoine et historienne de l’art. Elle s’intéresse
particulièrement à l’art de l’après-guerre et l’outsider art, ainsi qu’aux processus créatifs. Alors qu’elle était conservatrice au Musée d’Art Moderne de Paris (FR), elle a assuré le commissariat de plusieurs expositions sur Lucio Fontana, Piero Manzoni, Karel Appel et Henry Darger. Ses publications portent sur ces mêmes artistes ainsi que sur Marcel Duchamp, Louis Michel Eilshemius et Stéphane Mandelbaum. Diplômée de l’École du Louvre, de la Sorbonne (en philosophie) et de l’Institut National du Patrimoine, elle mène actuellement un Ph. D. sur l’artiste américain Albert Pinkham Ryder au Courtauld Institute of Art à Londres (UK). Elle est également editor-at-large au Brooklyn Rail (New York, US).

 

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