« De quelque côté qu’on les aborde, les pierres, petites, petites ou grandes, hyperformées ou natives, polies ou taillées, sculptées ou brutes, sont souveraines, leur existence est dans l’existence comme une ponctuation dense et non fébrile à qui revient la tâche de nous donner du temps l’idée la plus longue, la plus calme, la plus silencieuse. »

Jean-Christophe Bailly, Souveraineté des pierres1

La galerie Jean Fournier est très heureuse de présenter l’exposition Pensées-Pierres qui réunit des œuvres (dessins, tableaux, sculptures et photographies) de huit artistes : Guillaume Dégé, Petrit Halilaj, Simon Hantaï, Manuela Marquès, Bernard Moninot, Daniel Pontoreau, Christophe Robe, Armelle de Sainte Marie. Ce projet s’inscrit dans la programmation d’expositions collectives initiée en 2013 qui fait se croiser des artistes emblématiques de l’histoire de la galerie avec des artistes d’autres générations.

De l’allusion formelle à la matérialité de la pierre, de sa suggestion à sa représentation, l’exposition se déplie, tel un parcours sensible et subjectif. La pierre y est abordée en tant que sujet, en tant que forme évocatrice, symbolique et esthétique. Des grottes ornées aux galets tournés par les fleuves, la pierre contient le monde. Magique, elle est l’objet de toutes les interprétations et les rêveries.

Pensées Pierres est née de l’envie de faire dialoguer la série des Panses de Simon Hantaï avec la série des Hybrides d’Armelle de Sainte Marie au cœur de leur inquiétante étrangeté.

Les Panses de Simon Hantaï (1922-2008) trouvent leurs sources du côté de l’organique, comparées à des panses animales ou humaines. Elles sont, au contraire des Tabulas, « traversées par la physicalité »2. Physicalité qui est en acte dès le processus de création où la toile est d’emblée pensée comme un matériau et non comme un écran. La toile est pliée et repliée sur elle-même pour former un volume fait de pleins et de creux tels des cavités et des sillons. Les plis aplanis ne le sont jamais complétement, devenant les facettes d’un possible volume irrégulier. Et si les analogies organiques sont revendiquées par l’artiste lui-même, ce sont les coloris – ocres, ocres-jaunes, marrons, gris, vert-mousse, bleu-gris – qui nous éloignent de la chair pour nous emmener vers une autre densité, celle du minéral et de la roche, d’une possible écume solidifiée. Selon leurs formats ou leur occupation de l’espace pictural, seules ou regroupées, elles forment une constellation, telles des météorites ou des planètes, condensés de temps suspendu. La série des Hybrides d’Armelle de Sainte Marie (née en 1968) se joue également de l’ambiguïté suggestive, mi- précieuse, mi- monstrueuse. Œuvres pensées sur des sensations contraires, la dureté de la pierre y est associée au velouté d’un duvet ou à l’impermanence d’un nuage de fumée.

Cette multiplicité de rendus de matières, proche d’une certaine gourmandise, se retrouve dans les tableaux de Christophe Robe (né en 1966) qui, par associations et analogies formelles, crée des paysages où le regardeur plonge dans des sous-bois, des grottes et des cavernes inventées. Situation fictive, paysage mental, la pierre est l’objet de toutes les rêveries. Freud a souligné le lien entre le travail du rêve et celui de la sculpture3, là où se crée l’image selon la pensée de Georges Didi-Huberman : « Le lieu par excellence où l’air et la pierre peuvent être pensées ensemble – peuvent être pensées comme travaillant ensemble -, ce lieu doit être nommé image, qu’il s’agisse de l’impalpable mystère visé hors de toute vue dans l’expression « image de rêve » ou, symétriquement, du très matériel mystère que désigne sous nos yeux l’expression « image de l’art ». 4

La pierre est image chez Guillaume Dégé (né en 1967). Elle est son sujet de prédilection dans la plupart des séries de dessins. Grottes, parois, cailloux, rochers, Guillaume Dégé explore le potentiel formel et magique du minéral. Il crée des mondes flottants où se rencontrent la cavité d’une caverne et la transparence d’un arc-en-ciel. La paroi d’une roche et la trace effleurée du pinceau.

Ces rencontres entre traces et matériaux se retrouvent dans la série des Pierres retournées de Bernard Moninot (né en 1949), nées de l’observation de pierres levées où les mousses viennent se nicher à l’opposé de la paroi ensoleillée. Elles pourraient être les pierres évoquées par Roger Caillois dans son ouvrage Pierres : « Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gite et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologie ni l’artiste ni le diamantaire. Personne n’en fit des palais, des statues, des bijoux ; ou des digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles ni renommées. Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème (...). Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d’avant l’homme (...). Elles ne perpétuent que leur propre mémoire.5

De mémoire, il est aussi question chez Petrit Halilaj (né en 1986) qui recourt à des pierres originaires de son pays natal, le Kosovo. Chargées de mémoire, ces pierres sont utilisées dans diverses installations, notamment dans la série Okarina, sculptures mobiles où la gravité des pierres s’équilibre à la fugacité du son possible d’un sifflet qui servait à communiquer à l’époque néolithique. La pierre se fait ainsi le symbole d’un temps immémorial. L’universalité temporelle et géographique se retrouve également dans le travail de Daniel Pontoreau (né en 1947) dont les sculptures-pierres sont réalisées par la cuisson de la terre et où il est aussi question de simultanéité de sensations contraires6 : « ... S’il y a une chose qu’il figure alors, qu’il présentifie, c’est le processus géologique de la terre en fusion, en magma qui, une fois refroidie, devient ... une, des pierres7. ».

Manuela Marquès (née en 1959) interroge elle aussi la densité de la pierre dans sa série de photographies intitulée Météores. Par un système de reflets pris dans un miroir, les pierres semblent voler dans le ciel, suspendues en un vol impossible, telles « des signes et vestiges d’une connivence entre minéral et sidéral.8 ».

Ces conversations formelles ou symboliques entre les différentes œuvres, font se matérialiser un temps universel d’où émergent des sensations contraires entre les formes, les matériaux et les couleurs. Au travers d’une pluralité de médium - dessin, peinture, sculpture et photographie – la pierre devient tout à la fois forme, matériau et pensée.

Commissariat de l’exposition : Emilie Ovaere-Corthay, directrice de la galerie Jean Fournier

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Exposition organisée avec la complicité de la galerie Anne Barrault pour les prêts des œuvres de Manuela Marques, de la galerie kamel mennour pour les œuvres de Petrit Halilaj et de la galerie Semiose pour les œuvres de Guillaume Dégé.

1 Jean-Christophe Bailly, Souveraineté des pierres, in cat. Exp. Etre Pierre, musée Zadkine, Paris, 2017, page 18
2 Karim Ghaddab, cat.exp. Panses, galerie Jean Fournier, 2012
3 Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p.208
4 Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre - corps, parole, souffle, image - Collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, Paris, 2005, pages 61-62.
5 Roger Caillois, Pierres, Nrf, Gallimard, page 7
6 Luc Lang, Abécédaire arbitraire in Daniel Pontoreau, cat. Exp. Domaine de Kerguéhennec, Département du Morbihan, 2019, page 72
7 op. cit. page 72
8 Jean-Christophe Bailly, Souveraineté des pierres, in cat. Exp. Etre Pierre, musée Zadkine, Paris, 2017-2018, page 23