Laurent Proux

 

Les tableaux de Laurent Proux représentent des espaces de travail : intérieurs d'usines, peuplés d'outils ou d'autres machines plus complexes.
Toujours, ce sont de grands formats. Non pas tellement qu'il s'agisse, par-là, d'expérimenter l'inscription du corps de l'artiste dans la toile (comme ce fut le cas, souvent, à la suite de Pollock). Un rapide examen de la touche montre qu'on n'a pas affaire ici à du corporel, ou à du gestuel. Bien plutôt ces tableaux dénotent-ils tous mise à distance et métier. D'ailleurs, ce n'est pas là, ce métier, une des choses qui passionnent le moins Laurent Proux : chercher à rendre, avec les moyens des beaux-arts qu'il revendique, ces machines, ou bien ces matériaux métalliques et plastiques, dont la peinture, jusqu'à présent, s'est fort peu occupé.
Mais il serait évidemment absurde de considérer que le choix des sujets, chez Laurent Proux, tient aux explorations seules de matière que cela permet.
Sans doute, il s'agit bien aussi d'un choix politique. Et l'utilisation du grand format, à y revenir maintenant, achève de s'en assurer. Car certes il y a du sens, et politique, à convoquer ce format - le format noble par excellence dans l'histoire de la peinture - pour représenter intérieurs d'usines, ou d'autres choses du même genre. Qu'on ne s'abuse pas cependant : ce n'est pas ici qu'on trouvera une célébration naïve, une admiration béate du monde ouvrier. Il s'agit bien plutôt de dire quelque chose de sa dureté, de la condition tragique des hommes qui y sont jetés. Laurent Proux, pour ce faire, adopte cependant une stratégie de biais. Choisissant de ne pas les montrer, ces hommes. Mais les lieux vides, seulement, où ils sont passés. Plutôt que leur présence même, ce qui intéresse Laurent Proux, c'est de saisir leur trace. Ou, pour être plus précis, c'est de saisir la trace de leur humanité. Le travail moderne, à la chaîne, ne requiert-il pas des hommes qu'ils s'effacent, qu'ils se confondent à la machine ? Malgré cela, le peintre cherche à surprendre, ici, comme malgré tout, une humanité résiduelle, irréductible. Résistante. C'est en ce sens qu'il faut interpréter, je crois, l'attention portée, dans certains tableaux, aux traces des truelles sur le sol en travaux. Ou celle portée aux graffitis, qui apparaît dans les toiles plus récentes, en 2008. Graffitis apposés sur les machines-outils, ou non loin. Graffitis : du temps, des gestes (que le peintre, dès lors, s'ingénie à reprendre), et de la singularité surtout, dérobés à la production. Volés.
Mais qu'on n'aille pas croire qu'il est ici question seulement d'usines. Elles ne sont que la métaphore, pour Laurent Proux, du monde contemporain. « Rationalisé » de part en part. Fluide et aseptisé autant qu'il est possible. Un monde déshumanisé.
Peinture engagée dira-t-on ? Non pas au sens propre. Peinture sensée, bien plutôt, et critique. À l'origine des tableaux de Laurent Proux, il y a toujours des photos, de format standard, et qu'il a pris lui-même, comme autant de documents, à partir desquels il compose ensuite, rapprochant, modifiant, pour obtenir l'effet recherché. Laurent Proux procède, en peinture, comme s'il procédait à du collage, ou mieux encore : à du montage. Il s'agit d'établir un lien entre les différents éléments ; d'établir une tension, dialectique, et d'où jaillisse l'effet.
On sort, ici, comme on voit, de la conception classique (et aristotélicienne) de la représentation. Pour entrer dans un autre type, qu'on pourrait qualifier de dialectique, ou critique. Toutes choses par où il est clair qu'on pourrait parler aussi de quelque chose ici de brechtien. Comme si le peintre, Laurent Proux, par-delà les années passées, par-delà la différence de médium, avait su recueillir l'héritage du grand dramaturge - combien précieux pour aujourd'hui !

 

François Coadou