Radicales mises en présence de formes, les oeuvres d'Amélie Bertrand affrontent sans relâche leur propre langage : celui de la peinture.

Une entreprise considérable, à laquelle cette jeune peintre s'engage à répondre par la lenteur et la minutie, pour le moins déterminées, du processus d'élaboration. Les tableaux sont de véritables constructions, à la fois de formes et de couleurs. Il semble en premier lieu difficile d'en dire davantage tant ces éléments, qui ne restent reconnaissables que par leur forme, ont été évidés de leur contexte. Pour le moins dérouté le spectateur croit déceler la présence d'une rampe de skate, les murs crénelés d?un château peut-être, un drapeau hisse? encore. Mais aucunes de ces formes, même apposées les unes aux autres ne porte la trace d'une narration. L'étrangeté de ses oeuvres est là manifeste, c'est pour cela que le regard lui ne lâche pas prises malgré le manque d'éléments. Il s'accroche à ses formes qui subsistent à l'esprit comme des images véritablement rendues muettes, laissant encore penser, comme si elles constituaient l'unique repère, que les prémices de son travail sont à trouver du côté de l'iconographie.

Pour ce qui constitue la source mise en oeuvre, c'est en effet à partir d'un corpus iconographique constitué qu'Amélie Bertrand travaille à la construction de ses compositions. Les éléments sont découpés, isolés, précisément parce qu'ils constituent les véritables icônes d'une culture dont nous sommes familiers. Se constitue ainsi un répertoire de motifs marqué par exemple par la récurrence des crénelures, forcément rapportés à l'architecture médiévale ; le damier, attaché à l'histoire de la perspective et sa représentation ; le palmier encore, image de la pop culture des années 80. Ostensiblement issues de toutes périodes temporelles, de toute culture, ces icônes ont pourtant été extraites de leur contexte et par là même vidées de leur signification. Etablissant les bases d'un lexique neutre, non référentiel, l'artiste peut alors amorcer la composition du tableau à partir d'unités visuelles.

L'iconographie, quoi qu'importante dans la compréhension de l'élaboration des oeuvres, ne peut pourtant en constituer le sujet. Une fois les éléments source ayant été agencés, scénographiés, ils forment un tout, celui du tableau, hétérogène. La distinction primordiale qui doit être faite, se comprend en ce que les peintures dAmélie Bertrand ne sont pas des images mais font véritablement image. Entendant en cela que ses oeuvres ne réalisent pas dans la représentation des choses vues. En effet elles ne peuvent pas exister dans une fonction d'intermédiaire de la perception du monde, ni dans une fonction d'agent entre le fond et la forme. La peinture d'Amélie Bertrand semble être tout à la fois fond et forme, c'est à dire littéralement une pensée en construction. Celle qui s'empare d'un langage, frontalement, pour se réaliser. Il apparaît ainsi d'autant plus clairement, qu'il n'y a pas à chercher dans ses oeuvres de significations d'ordre symbolique, qu'elles soient universelles ou au contraire subjectives. Car s'il y a bien une présence des signes et d'éléments que nous pouvons identifier par leur seule forme, les crénelures, les palmiers ou encore comme les fanions, ils sont proprement considérés comme des référents dont le sens a littéralement, visiblement, été aplati. Leur complexité antérieure est renvoyée au stade sous-jacent. C'est en cela d'ailleurs que leur narrativité ne peut plus être mise en oeuvre dans l'image, car elle n'est plus qu'illusion, précisément comme si elle était devenue trop faible pour amorcer un récit. Comme si avait été étouffé la portée polysémique du langage même. Les signes ne peuvent survivre alors que par l'ombre d'eux-mêmes. Ils deviennent des applats colorés, apposés de manière franche et frontale. Les perspectives sont fermées, voire contrariées et la prégnance de cette illusion narrative achève de susciter ce phénomène d'attente, atteignant ce point d'indétermination. Et si la construction figurative persiste, s'affirme même, c'est en véritable rempart à l'abstraction et à l'expressivité. Parce que la peinture d'Amélie Bertrand n'est pas là, n'est pas dans un corps à corps. S'il y a une confrontation, elle se circonscrit à la surface de la toile et se définit sur le terrain d'un langage formel affranchi, unique possibilité pour formuler une pensée en construction.

Il faut en ce cas apprécier que malgré la complexité de l'analyse picturale et des forces en présence de cette jeune peintre, le spectateur n'est pas mis de côté. L'erreur serait simplement de croire que l'enjeu de sa position consiste en une tentative de réappropriation, à son compte personnel ou à celui de la collectivité, de l'oeuvre. Bien sûr les paysages définis peuvent être assimilés à des friches industrielles ou à des espaces urbains marginalisés. Ils n'en restent pas moins détachés, précisément parce que la narration n'a pas sa place. Amélie Bertrand fait la brillante démonstration que la réactivation n'est pas le seul moyen pour comprendre les enjeux de la peinture et de ses vues. A une surimposition infinie de sens qui participe finalement à un devenir anecdotique de l'oeuvre, sa peinture fait la démonstration d'un aplatissement. Et c'est face à cela, au tableau fait image, que le spectateur peut véritablement éprouver une présence, la sienne, face à une pensée. Oui, la distance narrative et verbale que l'oeuvre ménage le renvoie à un état proche de l'aphasie. Ce qui l'enrichit ici ce n'est pas sa possibilité à se projeter dans l'image. Ce qui l'enrichit c'est d'être le spectateur d'une pensée, en construction, là, sous ses yeux. Détachée de toute idée de lieu et de nature, cette pensée fait paysage, à la fois arrière plan, formes en saillie et repoussoir : une somme hétérogène de formes et de perspectives où l'équilibre ne semble pas menacé mais bien plutôt infini.