Bruno Rousselot


D'évidence, il s'agit là d'abstraction. Mais une fois qu'on dit ça, on n'a pas dit grand chose. L'histoire de l'abstraction, depuis un siècle ou presque qu'elle existe, fut riche et contradictoire. Et il en va d'abord ici de comprendre où l'on est : Malevitch ou Rodtchenko ? Spiritualisme ou matérialisme ?


Il faut, pour y répondre, regarder un peu comment fonctionne sa production. Les oeuvres de Bruno Rousselot s'organisent en séries. Chacune d'elles porte un titre. En tout, il y en a six : Aurore, Concorde, Delta, Eclat, Fragmentation, Labyrinthe, et chacune d'elles se reconnaît au dessin qu'elle présente, de manière récurrente, en l'espèce un certain type de forme géométrique, assez simple, à travers quoi elle examine, chaque fois, une question particulière. Cette question est déclinée, chaque fois, ou plutôt elle est expérimentée, à travers autant de tableaux, numérotés dans l'ordre d'apparition : Concorde n°21, Concorde n°22, et cetera. Les différentes séries sont toutes menées de front. Ce qui ne les empêche pas d'évoluer toutes dans des temporalités qui leurs sont propres. Il arrive ainsi qu'on en voit une s'éclipser, pour reparaître ensuite. Quand une autre fait l'objet, au même moment, d'une densité de recherche remarquable.


Quant à la méthode de travail, on voit que Rousselot se situe, d'évidence, du côté d'un art processuel. D'un art matérialiste, donc, plutôt que spiritualiste. Il y a quelque chose ici d'une exploration rationnelle, comme d'une exploration scientifique. Bien loin des intuitions néoplatoniciennes, des illuminations, des fulgurances mystiques ou autrement romantiques. Cela se confirme, d'ailleurs, si l'on regarde maintenant les questions qui sont ici posées, explorées. Il s'agit, globalement, de comprendre comment fonctionne, chaque fois, la vision du tableau. Comment cela fait sens. Comment cela s'opère d'une certaine composition des figures géométriques, ou bien d'une autre. Formes et contre-formes : pleins et/ou vides. Comment la question des dimensions, bien sûr, y entre aussi en ligne de compte (de même que la question du lieu : il y a, ici, tout un versant in situ). Comment elle s'opère, encore, d'une certaine vibration, par le choix et par la rencontre des couleurs. Il n'est qu'à regarder ses oeuvres de près pour voir toute l'importance que Rousselot y accorde. Les tableaux présentent tantôt des tons chauds, tantôt des tons froids. Tantôt ils sont monotones ; tantôt ils éclatent au contraire en contrastes marqués. Sans parler ici du jeu qui s'instaure dans la succession des couches. Bruno Rousselot peint au rouleau, par accumulation de matière, à partir d'un monochrome de départ. Technique qui laisse toujours paraître, au travers de la couche supérieure déposée, étalée, un peu du grain de la couche inférieure. Sans rien dire non plus du tremblé, à peine perceptible, mais essentiel, ou mieux, crucial, des bords où se découpent les figures, réservés par le ruban adhésif.


Sans doute, cette exploration patiente, cette lente expérimentation de la vision, de ce qui y fait sens, tout cela dénote, de la part de Rousselot, une position assez décalée, peut-être même isolée. Il y a quelque chose, ici, comme une ascèse : tant cela demande de la patience et qu'on se soit dégagé de tout effet de mode. Quelque chose donc, aussi, comme une position morale. Peindre pour peindre. Comprendre pour comprendre. Et pas pour autre chose. Un choix admirable en contexte. Et qui en devient même un choix politique. Dans un monde saturé d'image, un peu d'iconoclasme (stricto sensu) fait ici grand bien.

François Coadou