Semiose a le plaisir de présenter la quatrième exposition personnelle de Julien Tiberi dans sa galerie de la rue Chapon. Articulée autour des dessins de l’ensemble Symphonic Lava tout récemment publiés dans le premier livre de l'artiste, l’exposition réunit également de grandes peintures sur toile et un bronze représentant un petit tapir noir posé sur un rocher. Çà et là, de curieux disques mous colonisent les œuvres, augmentant encore l’atmosphère d’étrangeté qui nimbe l’exposition.

Les dessins qui composent la suite Symphonic Lava de Julien Tiberi s’envisagent comme une traversée onirique et hallucinée « d’un pavé de temps de quatre secondes, étiré en 96 planches ». Le monde erratique de Symphonic Lava évolue dans une instabilité périlleuse. Désorienté, on y erre d’une crevasse habitée à un vide désolé, et distinguer le vivant et les choses ne se fait pas d’instinct. L’artiste retient des lambeaux de réel qu’il prolonge dans le surnaturel. De cela et plus encore, le magma sensuel de papier noirci qu’est Symphonic Lava invite à faire l’expérience.

Au printemps 2018, Julien Tiberi est invité par la compagnie du Zerep à jouer de la batterie dans Les Chauves-souris du volcan, un spectacle de Sophie Perez en collaboration avec Xavier Boussiron. Pendant plusieurs mois, l’artiste arpente la scène et les coulisses du spectacle, découvre les ressorts et techniques dramaturgiques, ainsi que la prégnance des éléments périphériques comme les lueurs, la fumée, les intensités. Un soir, en résidence de création avec l’équipe, il esquisse au crayon un personnage du spectacle. Ce portrait lui donne l’idée d’une suite dessinée puis l’envie d’un livre, dans le style gonzo, forme de journalisme ultra-subjectif qui allie méthode d'enquête et écriture journalistique, sous l'angle du récit autobiographique. Cette forme n’ayant, à sa connaissance, pas d’équivalent dans le champ de la production graphique, il va l’inventer. Le premier livre de Julien Tiberi sera donc un « gonzo graphique ».

C’est dans cet état d’esprit qu’il réalise la suite Symphonic Lava, suivant un protocole strict : de mémoire, à l’encre de Chine noire, sur la face soyeuse d’une feuille de papier blanc Barbizon 250g/m2. Un dessin par jour : une cadence qui fait écho à celle de ses « dessins d’un jour » produits au tribunal de grande instance lors du procès Clearstream en 2009, et qu’il s’ingéniait à faire apparaître plus rapidement que les croquis d’audience circulant dans les médias.

Cependant, le type de dessin que produit Julien Tiberi pour Symphonic Lava est aux antipodes du storyboard. De l’impulsion première à la touche finale, le geste est traversé par le hasard. Cette manière de faire « passer la main avant tout le reste », comme à la batterie et comme en improvisation, favorise l’inscription immédiate d’étrangetés sur le papier, fait varier le style des planches, rend irrégulière la densité de leur encrage. Et fascine l’artiste. L’utilisation de l’encre lui permet de « viser les dispositifs du spectacle » comme le clair-obscur, les flashs et les contrastes, et par analogie avec la manière dont ces dispositifs fonctionnent, de passer de l’obscurité à la lumière dans une infinité de gris produits à la gomme, par effacements successifs. En travaillant les noirs redoublés par l’obscurité, Julien Tiberi mime les moyens du théâtre. L’encre, oblitérant ou révélant des zones du papier, procède comme l’éclairage scénique focalisant sur un pan de la scène et obscurcissant les autres. Contrairement au crayon qui, « gommé, produit vite du brouillard », l’alliance encre-gomme permet « d’accrocher le squelette du dessin et de travailler les contours par retraits », produisant ainsi « un dispositif de lecture à même de parler du grain de la lumière ».

En oscillant d’un gros plan à un panoramique sans repères, d’un mollusque à une quasi abstraction, les planches de Symphonic Lava rappellent les peintures médiumniques de William S. Burroughs dont le but magique visait à produire (sur nous) l'effet qui était représenté (dans le dessin). Livré sans indication, ni explication, ce type de dessin était entièrement dédié à l’expérience. En retenant l’attention, lentement décillée par ce qui se joue dans la scène, les dessins de Tiberi fonctionnent de manière similaire. Ils nous perdent. Et nous tiennent. Quel est ce lieu ? Plus tout à fait celui du spectacle, mais plutôt celui, épars, imparfait et dilaté, que les souvenirs de Julien Tiberi ont recréé et dont les dessins imbibés d’encre attestent, notamment avec ses explosions fixes, récurrences morphéiques et enfouissements successifs ; autant de tentatives esquissées de contournement d’un espace sans bords. De là les auras ectoplasmiques qui envahissent la page, comme des émanations brumeuses.

À un certain point du processus de création de Symphonic Lava, la vue d’ensemble est devenue nécessaire à l’artiste. Disposées d’après la chronologie de leur réalisation, les planches ont révélé des évènements séquentiels : l’évanouissement progressif du personnage du premier dessin dans des volutes de fumée, l’apparition et la disparition d’un poulpe dans des lueurs sombres, une main surgissant de l’obscurité, etc. Si cette matière était issue du spectacle, nourrie par ses tableaux vivants, manquaient cependant pour interrompre ce flux continu des « points d’ancrage », ou des « points de fixation » reconnaissables et suffisamment fréquents pour dynamiser la narration et accrocher l’œil. Les animaux vivant à proximité des volcans ont servi de prétexte : l’artiste a découvert des espèces peu étudiées et physiquement fascinantes. Sans recherche d’exactitude, altérant délibérément leur souvenir, il en a dessiné certaines, avec la volonté de créer des portraits de genre animalier, « des animaux qui nous regardent en face ». Stratégiquement insérées dans la série, ces planches ont commencé à fonctionner comme une « hallucination d’après spectacle », comme des images subliminales ou déformées par la prise d’acide. L’artiste a par la suite complètement remanié l’ordre des planches pour la maquette du livre, lors d’une « recréation totale », comme la réécriture d’une partition.

Visions troublées, sensations confuses, spectres et ombres, certains détails sont directement issus du panthéon artistique de Julien Tiberi, qui cite comme lointaines réminiscences les créatures au bord du gouffre d’Alfred Kubin (période 1902-1907), les textures pulp occultantes des planches fantasy de Virgil Finlay des années 1950, ou encore des souvenirs d’aquarelles de paysages hirsutes des années 1930 de Charles Burchfield dépeignant « le son et les ondes des choses ». Autant de signes résiduels sortis de la chambre noire de l’artiste, qui, s’ils renouent avec l’âge d’or du fantastique, le font en mode opacifié. Telle une matière brute encrée que la lumière ne parviendrait pas à toucher et dont les noirs seraient « traversés par de l’obscurité », les planches de Symphonic Lava attendent qu’on en « précise la vue », c’est-à-dire qu’on s’approprie les rapports entre mise en lumière et obscurité. Alors seulement se dessinera un rapport au temps dont on puisse faire l’expérience, page après page, et s’installera la désorientation propre à un espace devenant accessible par le fait même de ne plus être là.

Alexis Vaillant

Alexis Vaillant est curator et critique. Ses travaux abordent les points de rencontre entre art, politique et nouvelles réalités – là où l’intelligence et l’instinct ne font qu’un. Aujourd’hui basé à Lisbonne, Alexis Vaillant a été Chief Curator au CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux (2009-2016), Curator à Toasting Agency à Paris (1999-2009), et Assistant Curator au Mamco de Genève (1995-1999). Il prépare actuellement l’exposition « Hook Up », Gregor Staiger, Zurich ainsi que les publications Sylvia Sleigh: MonographMarc Camille Chaimowicz: Anthology of Texts (1971-2020), et The First Time I got Paid For It.