« Comme une sorte de Pompéi inversée » : cette phrase empruntée à Guy Debord1 pour l’exposition de Salvatore Arancio à la Casa Jorn d’Albissola, permet de révéler de nombreuses caractéristiques de l’œuvre de l’artiste. Dans cette exposition, il a déployé une série d’œuvres en céramique modelées directement sur des objets ou sur les formes organiques créées par Asger Jorn aux murs du jardin de la maison. Il entre ainsi en dialogue avec la très riche expérience situationniste qui a connu l’un de ses moments les plus intenses précisément en cet endroit de la côte ligure, et exprime un état du temps qui suit des dynamiques diverses. La céramique prend la forme du contour des choses et suit cette recherche d’un espace autour de la réalité, reconstruisant un espace et un temps spécifiques. Un espace autour des choses qui remplit une dimension vide. Un vide qui reflète aussi une dimension temporelle. L’utilisation des matériaux et des objets rappelle le concept de détournement typique des Situationnistes. Le changement de contexte des objets et des matériaux crée de nouveaux récits et un aspect visionnaire proche des effets psychédéliques.

Un dialogue continu se développe entre l’histoire de la science et l’histoire de l’art. La recherche d’un passé commun entre ces deux disciplines définit un espace dans lequel vient se dissoudre la différence entre elles. Chez Salvatore Arancio, nous rencontrons très souvent ce moment où l’art et la science se trouvent à l’unisson, liés justement par cette forme d’absence d’un temps spécifique. Ce dilemme interdisciplinaire, cette recherche d’un espace de dissolution donne la possibilité à l’artiste de créer un moment particulier qui génère une évasion du présent. Une absence qui permet de voir les objets de ce point de vue interdisciplinaire en une espèce d’apnée temporelle. Une forme de science obsolète devient presque automatiquement une forme esthétique liée à l’imaginaire artistique. Ce n’est pas pour rien que les instruments et objets exposés dans les musées de sciences naturelles semblent provenir d’un imaginaire artistique et non scientifique. L’effort d’imagination qu’il faut faire pour entrer dans cette histoire particulière de la science reléguée dans le passé impose une forme de science-fiction inversée. Une dimension temporelle en négatif, un espace dans lequel la forme du vide se remplit. Nombre des positions exprimées par les œuvres de Salvatore Arancio cherchent à développer cette perspective. Ce sont des formes qui constituent un temps absent à travers la reconstruction du négatif d’une forme. Pour cette raison, la technique qui consiste à se réapproprier l’espace autour des objets et des éléments naturels renvoie exactement à cet espace inversé qui occupe un temps imaginaire.

[...] S’il n’est pas possible de développer immédiatement le potentiel scientifique, alors on l’imagine. Et cette opération est également réalisable en mouvement contraire. Salvatore Arancio bâtit ces imaginaires qui recomposent une série de passés jamais découverts. Une série de formes historiques revisitées à reculons. Il crée ainsi une « Pompéi inversée ».

[...] L’art d’Arancio fonctionne sur un double registre : d’une part, il reprend des techniques traditionnelles comme la céramique et la gravure ; d’autre part, il transforme ces techniques par l’usage de formes contemporaines.

Un mélange qui place l’observateur face à une tension de moments divers. En fusionnant, ils créent un temps neutre, distant d’un état purement présent. En outre, la matière, l’argile, a un rapport direct avec l’idée de paysage. C’est une matière qui vient directement de la terre et qui peut être modelée et transformée pour créer des formes imaginaires. Cette idée de paysage imaginaire qui se modèle et se transforme établit un rapport entre la matière et une conception fantasmagorique de paysages qui font partie d’un imaginaire collectif de terres cachées, mystérieuses, qui n’ont jamais existé. L’idée de paysage est liée à un point de vue précis qu’un certain panorama peut composer. En un certain sens, le paysage est généré par un point unique qui est multiplié par une infinité d’autres points placés à une distance déterminée.

[...] La frontière subtile entre nature et artefact s’atténue dans l’art d’Arancio, elle se dissout dans un état d’unicité entre une chose et l’autre. Ce n’est pas un hasard si le concept de cabinet de curiosités devient central dans son œuvre. Cette frontière entre art et nature, entre histoire et géographie s’estompe, laissant la place à une dimension où science et histoire perdent leurs coordonnées conventionnelles. Le temps devient l’élément plus fragile et multiple. Avec sa récupération technique et esthétique, Arancio arrive à reparcourir des définitions plurielles du temps, canalisant le moment de l’observateur au cœur de nombreux et divers moments. L’observateur revit des dimensions parallèles. Il s’agit là moins d’une absence de temps que d’une multiplicité du temps, d’une temporalité diffuse.

Le présent se dissipe dans une tension constante entre un passé impossible et un avenir imaginaire. Et l’observateur se trouve face à la difficulté technique de retrouver la dimension contemporaine. Le contemporain est remis en question dans sa propension à chercher constamment la vitesse et la superficialité. Cette dimension temporelle qui lie l’art et la culture des dernières décennies en une étendue de synchronicité se voit minée. Arancio élabore le concept du temps contemporain comme un kaléidoscope de moments divers. Ses références ne sont jamais des citations explicites, mais on ne peut pas ne pas penser à un partage indistinct d’un phénomène littéraire et scientifique. L’imagination comme forme pour ainsi dire rétroactive de repenser le monde.

Pourtant la science-fiction ou un récit dystopique sont absents. Nous n’avons pas la sensation d’être devant une forme alternative de présent. La réalité n’est pas remise en question par l’œuvre, mais élaborée et amplifiée. Arancio questionne une dimension du présent qui est lié à la vitesse d’écoulement de notre temps. Il trouve dans la profondeur du présent une complexité qui renvoie à d’autres époques et crée différentes versions de notre temps.

1 « Comme une sorte de Pompéi inversée » est tiré d’un texte que Guy Debord a écrit en 1972 pour le livre de Asger Jorn, Le Jardin d’Albisola, édité par Ezio Gribaudo pour Edizioni d’arte Fratelli Pozzo, Turin et publié à titre posthume en 1974.

Lorenzo Benedetti
Essai publié dans sa longueur dans Pleased to meet you Salvatore Arancio (Semiose éditions), octobre 2019. Avec le soutien aux galeries / publication du Centre national des arts plastiques.

Depuis février 2017, Lorenzo Benedetti est curateur pour l’art contemporain au Kunstmuseum de Saint-Gall (CH). Après des études d’histoire de l’art à l’Université La Sapienza à Rome (IT), il a participé en 1999 au Curatorial Training Programme à De Appel Foundation à Amsterdam (NL) où il fut plus tard directeur et commissaire d’exposition jusqu’en 2015. En 2005, il a fondé le Sound Art Museum à Rome, un espace consacré au son dans les arts visuels. Il a dirigé le Art Center De Vleeshal à Middelburg (NL) et le centre d’art Volume! à Rome. Lorenzo Benedetti a été commissaire d’exposition au Museum Marta Herford à Herford (DE) et commissaire d’exposition invité à la Kunsthalle de Mulhouse (FR). Lors de la 55ème Biennale de Venise en 2013, il est commissaire de l’exposition de Mark Manders pour le Pavillon néerlandais. Il a récemment organisé les expositions During the Exhibition the Gallery Will Be Close au WIELS à Bruxelles (BE) et Also Sculpture Die au Palazzo Strozzi à Florence (IT).