Un poulpe, luisant et rosissant de vie, traverse de tous ses tentacules une étagère carrelée de verre bleu et voilà que votre salle de bains pourrait devenir le théâtre d’un combat épique à la Vingt mille lieues sous les mers : ce fragment d’espace domestique remodelé par une fantaisie débridée suscite des sentiments mêlés, entre la connivence du clin d’œil et l’inquiétude face à l’animation incontrôlée et intempestive d’un décor ordinairement si policé. Telles sont les frontières à l’intérieur desquelles se développent les œuvres de Sébastien Gouju, qu’il s’agisse d’un bassin aux nymphéas, soit Giverny et la peinture de Monet prosaïquement rendus aux dimensions d’une vasque de lavabo ou encore, pour les amateurs de contes de fées, d’une baguette magique, simple branche ramassée, à l’extrémité de laquelle se referme une étoile, de mer comme il se doit. Autant d’associations en apparence incongrues, qui prennent ici corps dans le registre du familier – caractère courant des objets, réalisme de leur restitution en faïence émaillée ou en peinture. Et la surprise, le plaisir aussi, n’en sont que plus grands.

Mais il y a plus. De la grille formée par les carreaux de verre aux arabesques tracées par les tentacules du poulpe, c’est toute une histoire de l’ornement qui s’écrit, l’air de rien, entre les excroissances végétales orchestrées par l’Art Nouveau et la rigoureuse épure prônée par l’esthétique moderniste. Comme une libération du motif décoratif après sa condamnation morale par Adolf Loos, et suivant le mécanisme qui fait naître des visions inédites d’un détail caché dans un papier peint ou des lignes qui structurent le bois, celles-là même à partir desquelles ont pu se dresser des forêts dans les frottages de Max Ernst. Et si l’univers de Sébastien Gouju résonne encore d’échos surréalistes, il n’en est pas moins solidement ancré dans notre temps, celui de la séparation consommée entre l’homme et la nature et du succès croissant des grands magasins de bricolage. Dans leurs allées, on croise en effet à l’envi des galets à carreler, du gazon en tapis, des bambous à poser aux murs, des fauves en coussins, sans parler de tout le nécessaire pour entretenir des fragments de végétation confinée en appartement ou au mieux sur un balcon : tous traduisent, au summum du substitut et de l’artifice, le désir de nature de l’habitant des villes qui y vit si retranché qu’il pourrait bien croire à la fable de la branche de cacahuètier, ce défi aux lois de la botanique représenté pourtant ici d’une façon si vraisemblable.

Ce dont l’homme s’entoure, l’environnement qu’il se fabrique, bref son cadre de vie : voilà ce que Sébastien Gouju met en jeu dans ses dernières sculptures, ainsi que dans ses récentes expérimentations picturales lesquelles associent, sur le mode du collage, des représentations de divers objets, de plantes ou d’animaux, qui par la juxtaposition se transforment en motifs, dans des compositions qui, en écho aux sculptures, fonctionnent comme des répertoires autant que des décors. L’artiste propose à l’imagination des hybridations non encore advenues ou à l’analyse des archéologues du futur des emblèmes de notre civilisation légèrement transformés. À ceux qui voudraient ainsi faire l’histoire d’objets aussi communs – et volontiers jugés kitsch – que le pichet de Côtes du Rhône (immortalisé par les sketchs des Deschiens) ou les hirondelles porte-bonheur de façades (qui désignent « Notre nid »), l’artiste propose de riches sujets de réflexion, à la croisée du quotidien et de la fable. Dans cet univers, les hirondelles ne volent pas pour annoncer le printemps, mais les rossignols se cognent contre les murs et y restent fichés, dans la lignée des gags cruels à la Monty Python ; les récipients ne s’adaptent pas à la conformation de leurs utilisateurs, comme dans La cigogne et le renard de Jean de La Fontaine, ce sont des volatiles qui en sortent leurs têtes. Toute une basse-cour surgit ainsi de pichets plus ou moins ornés : de la famille coq et poules qui pointent leurs becs hors du col de pichets standard, motif flammé, au paon majestueux se dressant hors d’un vase turquoise. Il y va là tant de l’anthropomorphisme qui se manifeste dans les objets (un pichet possède un col, une panse, des lèvres), que du règne animal sur lequel l’homme – depuis la domestication – n’a cessé d’étendre sa domination, mais qui toujours fait retour, camouflé même dans l’élément de décor ou l’objet utilitaire le plus insignifiant. « Nature aime à se cacher. », dit Héraclite dans l’un de ses fragments. Avec Sébastien Gouju, elle fait partie du décor.


Guitemie Maldonado