L'arrivée des autres

Face de Picasso, face de gigot, face d’amphore, face de gruyère : les filles de Gianakos n’ont pas un profil ni la vie facile. Elles trempent aussi dans un environnement nébuleux et compliqué. Cela tient à plein de choses : il y a d’abord que leur silhouette peine à s’afficher d’un seul tenant et n’évite pas les raccrocs. Puis, les feuilles de papier sur lesquelles les filles sont couchées se gondolent légèrement. A force sans doute d’avoir été maculée par une gouache brunâtre ou jaunâtre, à force aussi de manipulations et d’avoir reçu sur le dos pas mal de photocopies. Les personnages reçoivent pareillement pas mal de monde sur le dos ou les genoux ou les reins. On leur grimpe volontiers dessus, on se love dans leur bras, on se faufile entre leurs cuisses. Le motif de l ‘escargot (qui rampe en bavant) et du serpent (à la langue bien pendue) y reviennent ainsi régulièrement faire un tour. Ce qu’on comprend donc de ses œuvres, c’est qu’elles plantent pour leurs personnages un terrain ardu et gras. Gras, comme la peinture ou le crayon ou l’encre peuvent l’être. Gras encore, comme le comique burlesque, un tantinet grivois, sait l’être à avec délicatesse. De fait, il n’y a pas un soupçon de cruauté dans ces œuvres. Affublés d’un bec de canard, ou cul par-dessus tête (bien qu’on cherche d’ailleurs vainement la tête dans « Her greatest virtue was being impolite », 2010), ou tête dans l’aquarium, les personnages ne se déparent jamais d’une mine réjouie, d’une pose lascive ou hiératique. Le face-à-face qu’elles entament avec poulets, canards, oisillons ou serpents n’est jamais hostile. Tout le monde s’entend à merveille et tous les dévergondages sont permis. Ils paraîtront dans ce cadre graphique, joliment innocents. Car, dans ce cadre (et on ne soulignera pas davantage l’importance du cadre dans le cadre chez Gianakos) tout le monde est logé à la même enseigne et tous peuvent y débouler. Tous, c’est-à-dire ceux qui en était tenu à la marge. On veut dire les cartoons, les comics-strip, et ceux qui entretiennent cet esprit cocasse, ces gestes patauds, cette maladresse, y compris affective, des personnages. Steve Gianakos arrive dans l’art américain après que celui-ci a porté aux nues l’héroïsme des expressionnistes abstraits, la rigueur du minimalisme et la pompe du postmodernisme. Ses œuvres mettent précisément en scène l’arrivée en fanfare de ce petit peuple, très humain, des Autres, polissons et polissonnes, êtres recalés et figures décalés, qui ne marchent pas droits, ne sont pas non plus découpés très droits, dans cette histoire-là, peu incarnée ou peu débridée et cul-serrée.

 

Judicaël Lavrador