Il suffirait de passer devant la vitrine de la galerie Semiose pour reconnaître une exposition historique. Si toutefois on ne se fiait à cette suite de peintures géométriques abstraites composées d’un même module de carré noir sur fond blanc, on en serait assuré par cet énoncé conceptuel placardé sur le mur d’en face. Et si l’on n’avait été saisi par le style abstenu du maître depuis la rue, on reconnaitra dans cette phrase les manières de ce dernier, surtout quand il s’agira de se cogner la tête pour en achever la lecture – d’ailleurs y-a-t-il jamais eu meilleure méthode pour faire entrer les idées d’avant-garde dans la caboche du spectateur ? La formule, où l’imparfait ose feindre le lyrisme, use en effet de cette singulière prétention à la sobriété, alors que cet évitement coquet du sujet ne sert que le projet commun à tout artiste, même les plus médiocres : la gloire. Avec cette façon de poser une hypothèse tout en la vérifiant par la pratique, Ernest T. l’écrivit en d’autres termes et en pleine page dans la presse : « Le véritable artiste est un stratège capable, en toute occasion d’occuper le terrain (la page (ou le mur)) sans ostentation mais efficacement. Il serait malvenu de lui en faire le reproche, sa production servant juste à se maintenir dans le milieu de l’art en attendant d’y être reconnu. » (in « Public », n°1, 1984). Sitôt dit, l’artiste s’engageait dans l’entreprise picturale dont la première série prononcerait dans le titre le programme de tout une Œuvre : Les Peintures nulles. Soit une combinatoire de modules carrés constitutifs du pseudonyme auto-désigné, en trois couleurs (presque) primaires. Le genre de trouvaille dont certains ont fait des carrières internationales ; le coup de maître qui vous assure une visibilité optimum tout en vous décorant de la modestie héroïque d’avoir renoncé à la signature stylistique ; la recette d’une production durable voire endémique et d’un succès proportionnel au phénomène, ou encore la promesse d’un confort de travail propre à l’artisanat, c’est à dire en faisant toujours pareil tout en ne proposant jamais la même chose. Bref, c’est en atteignant la parfaite nullité que les peintures d’Ernest T. ont pu se présenter au monde comme de purs objets de spéculation, vierges de toutes les valeurs que les instances de légitimation s’empresseront de lui attribuer, ne serait-ce que pour trouver leur propre raison d’être. On l’aura compris, c’est par une mauvaise foi intouchable ou une naïveté déconcertante, en tous les cas une supercherie totale qu’Ernest T. affronte le monde de l’art à armes égales, avec dans le viseur, les certitudes que toute époque charrie, en particulier ses critères de goût et de pertinence critique.

On le sait, la sagesse d’un art radical s’exprime dans la concession à l’authentique plaisir de peindre, à la modération relative de la forme pure, menant parfois à ses digressions baroques. Ainsi la maturité de l’œuvre d’Ernest T. s’illustre-t-elle ici dans le produit d’une occupation aussi saine et stimulante qu’une grille de sudoku. Ses suites mathématiques réaffirment le label d’une peinture mécaniste faite à la main tout en titillant l’irrationnel au cœur de la logique algébrique et les vertus décoratives (et thérapeutiques) d’un système qui, au dam de ses créateurs, n’a jamais trouvé d’application sérieuse. Quant aux peintures Smoud – empruntant ce genre de consonance in qui trahit sa propre ringardise – c’est encore dans le respect obstiné du protocole et de l’équilibre coloré qu’elles offrent les jouissances esthétiques garanties par le déjà-vu.

Julie Portier