Les peintures d’Aneta Kajzer balancent entre abstraction et figuration. À l’aide de larges brosses et de fines couches de peinture à l’huile, l’artiste mélange et entremêle directement sur la toile ses teintes précieuses comme des bijoux à grands coups de pinceaux audacieux. À un certain (bien qu’imprévisible) moment de sa gestuelle spontanée, un sujet se révèle. Un visage, un corps, un poisson, ou même Dark Vador, émerge des gestes de brossage et arrache la composition à l’abstraction pure, avec une apparente simplicité. Comparant son propre processus intuitif à celui d’un observateur de nuages qui trouve dans les accumulations de vapeur d’eau des ressemblances avec le monde réel, Kajzer fait apparaître, au sens propre et figuré, des créatures humanoïdes dans ce que Michel Tapié décrivait dans les années 1950 comme l’Art informel.

Les tableaux qui composent la première exposition personnelle de Kajzer chez Semiose, intitulée « Heavy Water », comprennent des grands et petits formats dont les titres donnent des indices sur l’imagerie figurative qui s’y camoufle. Dans Alien Pool (pour toutes les œuvres, 2021), une forme féminine allongée dotée d’un cou mince, de seins tombants et d’une tête en forme de champignon, semble flotter paisiblement dans une eau bleu-vert. Pour guider le spectateur vers l’être extraterrestre qui s’est révélé à elle au fur et à mesure qu’elle peignait, Kajzer a ajouté des touches, subtiles mais délibérées, de peinture rouge indiquant deux yeux, une bouche et des mamelons. De simples repères identiques – points, taches et même petites éraflures – encouragent les interprétations anthropomorphiques des œuvres. Dans Evil Twin, l’artiste a gratté de son ongle la couche supérieure de peinture de l’une des deux formes semblables à des aubergines, révélant une paire d’yeux bleus étirés, tandis que de fines touches de rose pâle suggèrent les grimaces de mécontentement des figures jumelles. Apparemment mineures dans le contexte des compositions globales, ces touches finales baptisent et cristallisent les figures vagues nées du processus automatique de Kajzer.

Si dans ces images les visages et les corps sont reconnaissables, ils semblent également frêles et précaires. Leurs traits sont si approximatifs qu’ils paraissent perpétuellement sur le point de se dissoudre dans la facture, annulant ainsi le statut figuratif du tableau. Cette instabilité visuelle est renforcée par un singulier mélange d’humour et de mélancolie qui émane des compositions. Si les peintures de Kajzer apparaissent au départ comme des tentatives naïves de figuration utilisant des couleurs vives et des pinceaux épais (parfois aussi larges qu’un balai), les références de l’artiste au malaise et à la liminalité ajoutent un niveau de sophistication et de profondeur. Dans Happy Holidays, deux fillettes coiffées à la manière de la princesse Leia semblent plongées jusqu’au cou dans un océan trouble, tandis qu’un minuscule soleil vert acide les éclaire à travers un ciel boueux. Les filles sont mignonnes, mais il y a clairement quelque chose qui cloche. Leurs visages larges et leurs yeux perçants rappellent la nature diabolique des jeunes protagonistes déviants du peintre Yoshitomo Nara, inspirés par les films d’animation japonais. Le soleil malade et le fait que les filles semblent sur le point de se noyer confèrent un caractère lugubre et inattendu à l’expression apparemment joyeuse du titre de cette œuvre. Les peintures de Kajzer, riches de ce genre de contradictions visuelles et thématiques, décrivent un univers où les équilibres binaires ne fonctionnent plus : l’abstraction est figurative, l’automatisme réfléchi et le bonheur apocalyptique.


Mara Hoberman
 

Mara Hoberman est une critique d’art basée à Paris. Collaboratrice régulière d’Art Forum, Mara Hoberman a également écrit pour le New York Times, le Wall Street Journal, E-Flux’s Art Agenda, Art Slant, Canvas et Whitewall. Elle effectue actuellement des recherches pour le futur catalogue raisonné de l’œuvre de Joan Mitchell.