Le peintre Otis Jones est né dans la ville de Galveston, construite sur une île du golfe du Mexique au sud de Houston, dans le Texas. Il vit et travaille à Dallas, loin de New York et de l’activité des galeries. Comme Peter Saul le Californien qui a fréquenté assez longuement Austin, Jones le Texan vit une vie heureuse d’émigré de l’intérieur qui lui procure une inspiration intacte, sans concession, dans une relative solitude. Comme Saul, Jones est la preuve flagrante que l’esprit du lieu, l’idée qu’on se fait d’un pays de cowboys, n’a rien à voir avec l’inspiration des peintres, avec leur penchant pour l’introspection.

Quelques éléments biographiques donnent un éclairage probant sur la peinture austère et singulière d’Otis Jones. Son adolescence gyrovague avec ses parents l’entraîne d’un État à un autre, tandis que les étés se passent dans la ferme de ses grands-parents dans le Missouri. Son grand-père, ancien peintre d’enseigne et charpentier, l’inspire. C’est là qu’il s’intéresse aux choses à fabriquer avec des matériaux de récupération, des chutes de contreplaqué notamment : des jouets, des objets utilitaires comme des tabourets ou selles de traite (milking stools). Ce détail souligne le lien qui existe entre le caractère « fait à la main » de l’artefact rural, fonctionnel, et ses peintures.

Otis Jones apprend l’art dans le Kansas avant d’enseigner ensuite à Austin, comme Saul. Ses années d’étude l’ont porté vers Richard Diebenkorn (le Bay Area Movement, déjà une histoire de limites, de plans et de bords), Leon Golub (l’école de Chicago, ses figures brutales et sa palette érodée) et Franz Kline dont les peintures le poussent vers la radicalité de l’expressionnisme abstrait et dont le modèle irrigue l’enseignement des écoles d’art américaines. Avant de trouver ses propres formes, Jones s’est souvenu des créations de son grand-père, H. E. «Slim» Foster, des petites chouettes peintes découpées dans du contreplaqué, du folk art poussé à une extrême simplification.

Le peintre texan fait son miel de tout cela et pousse l’expression dans ses retranchements les plus ambigus. Il affirme : « Je suis intéressé par les objets, la patine, l’usage et l’âge. Chaque pièce porte sa propre géologie. Je ne peux pas cacher quoi que ce soit. C’est un objet vraiment réel. » Ses peintures sont faites d’empilements, de découpes de contreplaqué, collées-serrées. On peut les nommer pancake stacks en filant la métaphore pâtissière, mais elles ressemblent à un mille-feuille primitif, un mélaminé peu raffiné : la colle comme un nappage déborde sur les bords. Les formes des œuvres sont lenticulaires, rondes, ovoïdes, voire vaguement rectangulaires avec des bords arrondis, allongées comme des planchettes de bois. L’œuvre prise dans une épaisseur, un volume, approche une dizaine de centimètres de chant, ce qui signifie que comme les Shaped Canvas de Frank Stella, un accrochage les voit saillir du mur de la galerie. La toile découpée grosso modo à la dimension du châssis final, le dernier de l’empilement/sandwich, est fixée mécaniquement par de nombreuses agrafes qui ne cachent rien de leur existence, comme du reste des têtes de vis enfoncées dans certaines œuvres. Colle, bordures effrangées des contreplaqués, agrafes, toile, tout participe à la présence et à l’intégrité de l’œuvre. Les couches de peinture superposées, de pauvres enduits, sont passées sur la toile : points, lignes, cercles. La supposée crudité des couleurs acryliques, superposées puis amincies, arasées pour en montrer les dessous, produit un effet très subtil que l’économie des moyens ne laisse pas supposer au premier regard. Jones joue de la transparence, de l’effacement, avec une maladresse délibérée qui n’a rien à voir avec la gestualité. La main de l’artiste, indépendante et intelligente, connaît ses marges. Le travail de surface descend jusqu’à la trame de la toile rendue étonnamment vivante. Quelques œuvres témoignent de cette sincérité des couleurs qui n’ont rien à voir avec le mode monochrome. Les couleurs sont variées et délicates : on reconnait de grosses pastilles peintes en bleu œuf-de-rouge-gorge, le Robin egg blue.

Les titres des œuvres ramènent à l’essence de cette peinture, riche et modeste à la fois : White Circle Black Circle on Rectangular Shapes (2022), Gray Wash with Ivory and Black Circle (2022), Red Circle with Two White and Two Black Circles (2022)... Une telle description précise et simple relève de la poésie pure. Ainsi le poète Carlos Williams Carlos pourrait-il faire écho avec cette merveille, presque un haïku. La Brouette Rouge (The Red Wheelbarrow, 1923) va ainsi : « So much depends upon / A red wheel barrow / glazed with rain water / Beside the white chicken ». Suggestion et efficacité. Les peintures de Jones sont des choses profondes et méditatives, comme les compositions des peintres tantriques tel Acharya Vyakul, avec lequel on l’a parfois comparé.

Nous comprenons donc que ses sources circulent en toute liberté. Ramener le peintre à l’art de ses aînés américains est une fausse route, car il s’en est affranchi : les expressionnistes abstraits et leurs épigones, Richard Diebenkorn, Frank Stella, Ellsworth Kelly, etc. Il s’éloigne du formalisme ambiant, du monochrome, du dripping, du colorfield, du pattern, voire du junk art qu’on ressert abondamment sans discerner les nuances chez tous les artistes qui s’en réclament... Au moins retient-il de ses contemporains les plus célèbres une sorte de rigueur, une règle et des procédures. On peut toutefois souligner l’intérêt d’Otis Jones pour les œuvres du très original Ron Gorchov, avec ses cadres oblongs, la couleur efficace et la dilatation. Jones a une culture panoramique qui dépasse la récupération, tant matérielle que mentale.

Par ailleurs, Jones peut accompagner des figures de notre vingtième siècle français au rang desquels nous trouvons Pierre Soulages et Francis Picabia. Le premier ne s’est jamais dit abstrait, pour se fondre dans le monde de sa propre réalité : sa radicalité est non figurative. Il a traversé le noir de ses formes, pour y faire apparaitre la lumière. Il a peint par superpositions, ajoutant et enlevant de la matière picturale avec des outils faits à sa main. Lui seul sait quand l’œuvre est achevée. Le second artiste, Francis Picabia, soigneusement original, provocateur, revient après-guerre (Paris 1949 et New York 1950) avec des sortes de peintures abstraites qui sont peuplées de gros Points. Ces œuvres suscitent alors l’indignation, voire l’indifférence. Seul un vieux peintre peut faire cela... Picabia n’a cure des mouvements révolus, des fondamentaux de telle ou telle école. Si ses Points diffus s’accumulent sur une surface travaillée avec une couleur, toute en matière, il cherche la parodie et le canular. À son corps défendant sans doute, ces ultimes toiles redonnent le pouvoir à la peinture, lui attribuent une légèreté immanente. Comme chez Otis Jones, les points de Picabia fixent le regard tout en traçant d’invisibles trajectoires.

Otis Jones trace une voie unique, avec des valeurs innovantes, ne craignant pas de négocier avec les impuretés (la surface érodée des couleurs), le vernaculaire ou l’artisanat (la menuiserie primitive). Il reste peintre et non sculpteur avec le mode perceptif et conceptuel d’un espace qui va se réduisant, se rapetissant comme un savon ou une île sous l’action de l’eau... Des formes sans apparente finitude s’enchaînent. L’aspect aléatoire, cette impression de non-fini des galettes de contreplaqué contrecollées, et l’inconfort visuel avec la superposition industrieuse des couleurs maigres, mènent à une sorte de cosmogonie élémentaire. D’aucuns y voient le temps et l’espaces confondus, un objet autosuffisant avec un récit enfoui sous des strates.


Benoît Decron


Benoît Decron est conservateur en chef du patrimoine et directeur du musée Soulages, Rodez (FR).