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Atmosphères glissantes

Tout est question d’atmosphère. Qu’elle soit abstraite ou semi-figurative – l’on reviendra sur cette notion un peu plus loin – la peinture de Hiroshi Sugito, délivre un sentiment diffus, dès lors que l’œil tente d’en aborder contours, teneur et densité.
S’agissant de la couleur, frappant est le fait que sont proscrites les teintes trop affirmées afin de mieux laisser place à des tonalités souples, parfois presque délavées, en tout cas jamais sonores ni triomphantes. Cette gamme chromatique tout en retenue va de pair avec la sensation d’une activité ou d’un déroulement potentiel toujours contenu.
Car ici l’on ralentit. Toute action paraît suspendue et une ambiance presque flottante vient recouvrir la toile. Il apparaîtrait presque qu’une définition trop stricte du motif, une délinéation trop marquée, des formes trop nettes ou arrêtées, pourraient porter préjudice à l’accomplissement même de la peinture, à sa résolution comme à sa révélation.

La décélération néanmoins ne s’impose pas qu’à la surface du tableau. Pour l’amateur averti, rompu à l’exercice de la découverte et toujours excité à l’idée d’aborder de nouveaux champs picturaux, il est saisissant de constater que c’est toujours le tableau qui, dès la première seconde, impose le tempo. La « mécanique » en place agit comme si l’œuvre, quelque part, forçait à la contemplation, tant il n’est pas seulement question de regard ou de perception visuelle ni d’attention portée à l’objet, mais d’une nécessité presque impérieuse de prendre le temps, d’accepter une certaine forme de détachement vis-à-vis de l’objet que l’on est pourtant en train d’observer afin de mieux s’en approcher, y pénétrer.
Relativement à cette notion d’inclusion, il est notable que l’art de Sugito, en plus d’être depuis toujours remarquablement attaché aux notions d’architecture et de paysage, devient parfois lui-même construit, avec des œuvres bâties sur des structures en bois, qui se déploient dans l’espace et imposent encore une autre expérience de la peinture.

Si néanmoins l’on en reste à la forme classique du tableau, l’attention portée au paysage et à l’architecture souvent se traduit dans la toile par l’inclusion de différentes couches d’effets visuels qui s’empilent et génèrent une complexité bien plus importante que ce qu’un rapide coup d’œil pourrait laisser percevoir.
Même lorsqu’elle est totalement abstraite, la surface toujours s’anime d’un agencement des formes qui, s’il n’est pas parfait, dans le sens où la délimitation des zones picturales ou des plans ne fait pas toujours montre d’une absolue rigueur, n’en demeure pas moins solidement construit, pensé, aménagé, organisé. À tel point que l’asymétrie qui souvent les gouverne, jamais n’est préjudiciable au remarquable équilibre qui émane des tableaux.

Que la toile soit plus ou moins abstraite – parfois très franchement –, ou qu’elle distille avec plus d’évidence des indices figuratifs – ici les lignes d’un édifice, là une paire d’yeux qui semblent regarder vers le spectateur, ou parfois les contours d’une silhouette ou d’un arbre... – un étrange paradoxe s’exerce dans cette peinture. Quelle que soit la « formule » adoptée en effet, tout se passe comme si le mouvement d’attraction vers le tableau se voyait en même temps ralenti par ce dernier. Une manière de contenir le spectateur à une certaine distance pour le contraindre à adapter son regard ? Peut-être. Une ruse de la peinture afin de ne pas se laisser appréhender trop facilement ? Probablement.

Une caractéristique fondamentale de cette peinture est en effet que si elle parle, elle ne discourt pas pour autant. Si parfois elle semble subtilement poser quelques jalons d’une narration possible, jamais aucune véritable histoire ne s’amorce. Tout se passe comme si se révélait un territoire indéfini et flottant, abyssal peut-être, dont la nature, mouvante si ce n’est instable, pourrait être propice à des motifs d’incompréhension. Une incompréhension à envisager sur une note positive, car gage de richesse et d’ouverture discursive plutôt que de fermeture.

Car c’est bien là l’un des attraits, l’une des forces même, de ce travail, que de ne jamais se laisser saisir ni entièrement ni dans l’instant, tel un objet dont la surface instable viendrait contrarier les tentatives de préhension.

Envisagée à cette aune, la peinture de Hiroshi Sugito pourrait-elle finalement être considérée comme un objet glissant ? En ce qu’elle ne se laisse pas aisément cerner ni circonscrire très certainement ; en ce que l’œil coule à la surface et trouve des points d’accroche toujours nimbés d’un certain mystère probablement ; en ce que l’esprit jamais n’a l’impression de se confronter à des certitudes énoncées assurément.

Avec en point d’orgue, pour le spectateur, la satisfaction visuelle et intellectuelle de faire face à des sensations plus qu’à des certitudes.

 

Frédéric Bonnet

 

Frédéric Bonnet est critique d’art et commissaire d’expositions indépendant basé à Paris. Il a contribué à des publications telles que Le Journal des Arts, Vogue France, L’Œil, Art Press..., et fut chroniqueur sur France Culture de 2011 à 2020. Parmi les expositions qu’il a organisées, mentionnons entre autres celles de Sheila Hicks au Bass Museum, Miami Beach (US) en 2019 et au Museo Amparo, Puebla, Mexico (MX) en 2017, d’AA Bronson et General Idea, à la galerie Esther Schipper à Berlin (DE) en 2018 et de General Idea au Musée d’art moderne de Paris (FR) et au musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto (CA) en 2011. Il est depuis 2013 membre du comité de sélection du Prix Jean-François Prat, dédié à la peinture émergente.