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Il est facile d’imaginer les sculptures de Stefan Rinck dans un futur lointain. À des décennies ou des siècles d’aujourd’hui, on imagine alors ces étranges créatures de pierre dressées dans la clairière d’une forêt luxuriante, la nature en pleine reconquête. Couvertes de mousse et érodées par la pluie, elles s’élèvent à jamais comme des emblèmes totémiques d’une humanité depuis longtemps disparue, divulguant davantage de vérités mystiques sur nos vies, espoirs et rêves qu’un écran brisé d’iPhone ou un châssis d’automobile rouillé. Rêver à ce scénario souligne combien les œuvres de Rinck sont intemporelles ; elles font l’effet d’être là depuis une éternité et qu’elles survivront encore quand le temps aura cessé d’être enregistré par notre espèce.

Lorsque Rinck a commencé à utiliser ses talents de sculpteur à des fins créatives et artistiques, il s’est mis aussi à considérer la capacité de son medium à communiquer avec les spectateurs. Il a rapidement compris que ce dialogue va dans les deux sens. S’il produit une sculpture qui peut parler à des personnes en dehors de son cercle immédiat et au-delà d’un public féru d’art contemporain, il peut aussi trouver le contenu et l’inspiration de sa créativité dans un vaste choix de sujets issus d’autres lieux et d’autres temps. Son ambition artistique, ses nuances formelles et sa conception du potentiel de l’œuvre d’art ont commencé à être influencées par une variété de sources, notamment par des éléments plus traditionnels, propres à la sculpture académique, comme les formes empruntées aux sculpteurs antiques et aux tailleurs de pierre médiévaux, mais également à une lignée pan-artistique regroupant des hiéroglyphes égyptiens, des formes aztèques et des sculptures rituelles de cultures indigènes. À mesure que l’intérêt de Rinck grandissait pour cet éventail d’influences, sans jugement ni considération de hiérarchies, il s’est aussi autorisé à incorporer d’autres références à son florissant panorama artistique, à l’instar des bandes dessinées, de la littérature fantastique d’après-guerre ou des emojis contemporaines.

Sa technique est aussi essentielle au sens de l’œuvre que l’est le contenu. Elle est également au cœur de son identité en tant qu’artiste et personne. Ses sculptures commencent sous la forme de blocs de pierre massifs pesant jusqu’à vingt tonnes et extraits de carrières. Les formes brutalistes et lourdes de ces matériaux reflètent sa propre stature, avec ses grandes mains de sculpteur, ses larges épaules et sa physionomie trapue. Avant de se mettre à sculpter, Rinck observe le bloc de pierre. Prenant en compte ses qualités et ses détails, il intègre la structure de la roche à ce qui deviendra la forme finale de la sculpture. Il conçoit la sculpture sur pierre d’une façon harmonieuse, presque Taoïste, et accepte les qualités techniques et structurelles de la pierre, plutôt que de travailler contre elles. Nul doute que Rinck doit méditer profondément sur des éléments et des concepts qui n’ont même pas de mots dans notre langue et ne peuvent pas être complètement articulés – la façon dont une partie de la pierre répondra aux différentes forces sous les angles variables du ciseau ; là où le grain de la pierre est plus ou moins susceptible de répondre à la pression ; la manière d’empêcher la pierre de se fragmenter le long d’une veine ; les endroits tendres et ceux qui résistent. Ces savoirs sont une forme d’expertise que l’artiste ressent du bout des doigts et dans tout son corps.

Les œuvres de Rinck montrent à quel point il prend plaisir au travail de la pierre. Il conserve les traces qui témoignent de la technique employée pour obtenir la forme finale. Plutôt que de polir le grès – ce qui serait d’une ironie absolue compte-tenu de la qualité granuleuse de la roche sédimentaire – il assume une rudesse dans la finition qui résulte d’une accumulation de gestes. Parfois, un motif de lignes calibrées indique là où le burin pneumatique a régulièrement frappé. D’autres parties présentent une surface pointillée, résultat de la répétition de percussions au marteau et au ciseau. Bien sûr, il y a aussi des étendues de surfaces planes, qui montrent les traces rotatives du travail avec des disques de meuleuse d’angle. Ensemble, ces techniques de taille et d’autres encore sont mobilisées pour concevoir des complexités formelles qui créent un convaincant jeu d’ombre et de lumière sur les surfaces de l’œuvre, mais forment aussi les costumes, les dents, les cheveux et les yeux de ces personnages. Leurs caractéristiques physiques sont à la fois abstraites, techniques et mimétiques – comme le sont les masques rituels, les dessins comiques ou les illustrations folkloriques.

Les personnages obtenus ont presque une qualité totémique, à la façon des idoles et des fétiches qui capturent l’essence la plus sensible de leurs cultures. Ce sont des créatures maladroites avec leurs proportions ramassées et massives, comme des trolls ou d’autres figures populaires. Ses sculptures évoquent des animaux comme des crocodiles ou des mammouths, des créatures qui apparaissent sous des formes personnifiées dans la mythologie ou encore des figures tirées de comics. Les représentations de Rinck ont des caractéristiques archétypales qui permettent à son art d’atteindre des fins universelles et mystiques ; elles privilégient les prédispositions narratives, imaginatives et d’émerveillement qui nous unissent au-delà des clivages, et atteignent une dimension presque magique, comme les dessins d’enfants solidifiés et agrandis à une échelle monumentale.

Les œuvres de Rinck sont des visiteurs de notre époque qui ont été formés par fusion du passé et du lointain. Ils parlent d’une voix douce et stoïque. Une voix qui résonnera pour les publics à venir et dans des conditions qui nous sont encore impossibles à imaginer.


Daniel S. Palmer
Essai publié dans sa longueur dans Pleased to meet you Stefan Rinck, 2021, Semiose éditions

 

Daniel S. Palmer est commissaire associé du Public Art Fund de New York (US).